Le marxisme et le monde actuel (extrait) (Mansoor Hekmat)
Interview publiée dans « International », le journal du Parti communiste-ouvrier d’Iran, n°1, février 92.
International : Les commentateurs bourgeois ont qualifié l’écroulement du bloc soviétique de « défaite du socialisme » et de « fin du communisme ». Y a-t-il une quelconque vérité dans une telle formulation ? Jusqu’à quel point cet écroulement, ou l’expérience soviétique dans son ensemble, représentent-ils une expérience échouée pour le socialisme ?
Mansoor HEKMAT : En ce qui concerne le communisme-ouvrier et le marxisme, ces changements ne montrent ni la défaite du socialisme, ni la fin du communisme. Ce dont nous sommes témoins aujourd’hui est la défaite d’un type particulier du socialisme bourgeois et du modèle capitaliste d’État sur lequel il était fondé.
Que l’Union Soviétique n’était pas un pays socialiste et qu’elle était absolument étrangère l’interprétation marxiste du communisme a toujours été clair pour une grande partie – en fait, la majorité – de ceux qui se disent communistes. Cela a même été accepté par différents penseurs bourgeois et soviétologues. L’insistance de l’idéologie officielle bourgeoise aujourd’hui pour identifier de nouveau l’Union soviétique au marxisme et au communisme, en ne prenant pas en compte les études contradictoires de bien d’autres analystes bourgeois, est une arme de propagande dans l’attaque actuelle contre le marxisme et le vrai communisme ouvrier. Les tenants de cette idéologie officielle bourgeoise disent que le socialisme a été défait pour pouvoir le mettre en échec, ils disent que le communisme est fini pour qu’ils puissent y mettre fin. Ce sont les cris de la guerre de la bourgeoisie ; plus ils sont violents, plus ils confirment la vitalité du communisme comme une menace ouvrière potentielle pour la société bourgeoise.
L’écroulement du bloc de l’Est, en lui-même, n’est pas un argument contre le communisme. L’Union soviétique et le bloc de l’Est ne représentent, sous aucun critère économique, politique, administratif ou idéologique, le communisme et le socialisme. Mais il est vrai que l’expérience de l’Union Soviétique, dans son ensemble, a été une expérience échouée pour la révolution ouvrière d’Octobre. Nous avons déjà parlé de cette question dans plusieurs numéros du bulletin « le marxisme et la question de l’Union Soviétique ». Je crois que la révolution ouvrière de 1917 a réussi à arracher le pouvoir politique des mains de la bourgeoisie. Elle a su vaincre les tentatives politiques et militaires des anciennes classes dominantes de restaurer l’ancien ordre politique. Mais à partir de cette étape, le destin de la révolution ouvrière est relié directement à sa capacité à transformer les rapports économiques et à réaliser le programme économique socialiste de la classe ouvrière. C’est sur ce point que la révolution soviétique a échoué à aller plus loin. Au lieu de la propriété collective des moyens de production, l’étatisation du capital et la propriété étatique des moyens de production a été adoptée. Le salariat, la monnaie, la valeur d’échange, et la séparation de la classe productrice des moyens de production, tout cela a subsisté. Dans la deuxième moitié des années 1920, le modèle économique adopté fut la construction d’une économie nationale sur les bases d’un modèle capitaliste d’État. En fait, après une révolution ouvrière, cela a été la seule alternative historique possible pour la bourgeoisie de maintenir le rapport capitaliste en Russie. Avec la consolidation économique du capital, la victoire politique de la classe ouvrière russe était renversée. Un État bourgeois bureaucratique centralisé a remplacé l’État révolutionnaire ouvrier de l’époque de Lénine. Le nationalisme bourgeois, basé sur un modèle déformé du capitalisme a vaincu le communisme. Ce n’est pas l’écroulement de l’Est, mais l’apparition de ce phénomène qui témoigne de la défaite subie par le communisme ouvrier. Et cela n’a pas commencé aujourd’hui ou avec ces événements.
En bref je crois que, pour les marxistes, la leçon principale de l’expérience soviétique est que, comme le marxisme l’avait déjà montré, particulièrement grâce à la Commune de Paris, une révolution ouvrière est condamnée à échouer si elle ne remplit pas ses taches économiques, si elle n’opère pas un changement dans les bases économiques de la société. Sans cette révolution économique, toute victoire politique se transforme en échec. La révolution socialiste est indivisible et doit réussir dans sa totalité comme une révolution sociale. Mais cette révolution dans les rapports économiques doit être une véritable révolution et non une réforme du système existant. Les bases de cette révolution sont l’abolition du salariat et la collectivisation des moyens de production et de distribution. Cela n’a jamais été fait en Union soviétique.
International : Durant plusieurs périodes essentielles de l’histoire, l’Union soviétique et le bloc de l’Est ont exercé une influence profonde sur les mouvements dits communistes et sur l’attirance du socialisme. Les procès des années trente, la divulgation des discours secrets de Khroutchev, l’occupation de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie, tout cela a provoqué des vagues de révision du communisme et du marxisme au-delà des frontières du bloc de l’Est lui-même. Ce que l’on voit aujourd’hui est incomparable avec les cas précédents. Comment expliquez-vous l’actuelle rupture accélérée des anciens communistes avec le marxisme ? Jusqu’à quel point l’écroulement du bloc de l’Est rend-il nécessaire une révision du marxisme ?
Mansoor HEKMAT : Le marxisme est une critique. Une critique de la société capitaliste, plus qu’une série de croyances et de prophéties. Cette critique est, en elle-même, évidemment basée sur l’analyse rigoureuse des fondations du système et de ses contradictions internes. A mon avis, rompre avec le marxisme, c’est abandonner la vérité. Même si nous avions des milliers de cas comme l’Union Soviétique, cela n’aurait pas modifié ma critique de la société actuelle, en tant que marxiste, cela n’aurait pas changé mes idées pour une société valable pour des êtres humains libres.
Aussi bien méthodologiquement que dans son contenu, le marxisme est une explication profonde et cohérente de la société capitaliste. C’est la critique indignée d’une partie de la société – la classe ouvrière salariée – contre les rapports existants. Le sens de la critique marxiste est justifié non seulement par les changements actuels en Union Soviétique, mais aussi par toutes les réalités économiques et sociales de notre époque, par chacune des préoccupations, par les problèmes essentiels du monde contemporain, dans les institutions académiques, dans les médias, dans l’art et la littérature. Marx était critiqué pour avoir dit que les rapports économiques déterminent la vie politique et culturelle de la société. Aujourd’hui, tout le monde lie la montée du racisme, du fascisme, du nationalisme et de la criminalité, la popularisation d’un style particulier de l’art ou de la musique, … aux conditions économiques.
Même les mollahs en Iran cherchent la survie de la religion dans les opérations de la banque centrale et le taux de change du dollar. Chacun sait que tout cela vient du profit et de la productivité du travail. A l’intérieur, tout le monde sait à quoi sert l’État et pourquoi l’armée et la police existent. Tout le monde sait qu’il y a un conflit permanent entre les travailleurs et les capitalistes, les salariés et les patrons, que toutes les traces de liberté et d’humanité sont liées au degré de pouvoir des ouvriers et à l’organisation de la classe ouvrière contre les entreprises du capitalisme, ses partis et ses États. Ce que les gens attendent naturellement des organisations ouvrières, c’est qu’elles soient contre l’exploitation et la discrimination, et qu’elles incarnent le bien-être social. L’ouvrier est identifié à la liberté et au bien-être, alors que la bourgeoisie est liée à la discrimination et au pillage. A mon avis, le vingtième siècle a été le siècle du marxisme, de la popularisation de la conception marxiste du monde capitaliste. Donc, en ce qui concerne le marxisme en tant que conception qui vise à une connaissance juste de la société, il n’y a aucune raison pour le réviser, et les changements récents mondiaux plus accentués, à eux seuls, prouvent sa légitimité.
Mais les vagues actuelles éloignement du marxisme n’ont rien à voir avec la justesse ou la fausseté de la conception marxiste. Il s’agit là d’un mouvement politique. Les choix sont politiques et non scientifiques. Ce n’est pas comme si, avec les changements récents en Union soviétique, la lumière de la sagesse avait soudain illuminé leurs cours. L’exactitude ou la fausseté de la conception marxiste de la société n’entrent pas vraiment en ligne de compte. Et ceux qui essayent de donner un aspect révisionniste scientifique au recul politique de la prétendue gauche sont, d’après moi, de vulgaires opportunistes. La réalité, c’est que l’offensive récente de la bourgeoisie contre le marxisme et le socialisme, fondée sur l’écroulement du bloc pseudo-socialistes a mis la gauche sous pression. Le courant des « intellectuels réformistes » qui se référent au marxisme – caractéristique de la période de la fin de la deuxième guerre mondiale jusqu’au milieu des années 70 – s’est inversé. Il faudra du temps pour la campagne actuelle soit neutralisée. Il faudra que la classe ouvrière inflige de sacrés coups à la bourgeoisie pour que les intellectuels des classes moyennes considèrent que le marxisme ajoute à leur crédibilité. Je dois ajouter qu’une grande partie de ces « marxistes » étaient en réalité des contestataires non-socialistes qui, en raison de l’aura mondiale du marxisme dans la lutte anticapitaliste, ont revêtu le costume marxiste.
Les nationalistes et les réformistes, les pro-industrialisations dans le tiers-monde, les indépendantistes, les antimonopolistes, les minorités opprimées et toutes les tendances se sont servis du marxisme comme un moyen pour exprimer leurs doléances. Hier, le marxisme était à la mode, alors ils étaient marxistes. Aujourd’hui c’est la démocratie qui est à la mode, alors ils se sont groupés autour de cette idée, en espérant réaliser les mêmes buts et les mêmes aspirations à travers la démocratie et le marché. Leur rupture avec le marxisme dans la période actuelle n’est pas, à mon avis, inattendue et c’est même une bonne chose. Certes, cela limite le domaine d’action du marxisme, mais facilite, à certains égards, la formation d’un communisme ouvrier, profondément marxiste.
Le marxisme, si on le sépare de la multitude de stéréotypes véhiculés en son nom pendant plusieurs décennies, n’a pas besoin de révision. Ce que l’on a besoin de faire, cependant, c’est une contribution analytique et théorique marxiste dans tous les domaines de la critique sociale. C’est la vision marxiste qui manque dans les problématiques de la société contemporaine et dans les changements décisifs que le monde actuel est en train de vivre. Se baser sur le marxisme comme vision du monde et comme théorie sociale ne signifie pas répéter ses principes généraux en les isolant des conditions sociales, mais participer aux combats théoriques de chaque époque en tant que marxiste, et mettre en avant l’analyse des problèmes nouveaux qui surgissent au cours du mouvement historique de la société et de la lutte des classes. Nous avons besoin, non seulement d’une révision dans la quête de la vérité et dans la vision radicale de la société, mais aussi d’une application de cette vision au monde contemporain et à ses diverses problématiques.