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26 octobre 2010

Les syndicats hier et aujourd’hui (Exposé du Cercle Léon Trotsky)

Introduction

Cet exposé est consacré aux syndicats, à leur politique, à leur histoire. L’actualité sociale montre toute l’importance de cette question pour les révolutionnaires.

Depuis le mois de juin, les confédérations syndicales organisent la mobilisation contre la réforme des retraites. La journée de grève et de manifestations du 12 octobre – la 4ème depuis la rentrée - a été un nouveau succès, rassemblant plus de monde que les précédentes dans un nombre encore plus grand de villes. Et cela même en prenant les chiffres de la police. Depuis mardi c’est la jeunesse, étudiante et surtout lycéenne, qui rejoint le mouvement. Des manifestations lycéennes ont eu lieu dans de nombreuses villes et cela semble inquiéter le gouvernement. Il dénonce les manipulations car il est incapable de comprendre que des jeunes à qui on offre le chômage et la précarité comme avenir immédiat soient inquiets et capables de se mobiliser.

Cette attaque contre les retraites est la dernière ignominie du gouvernement. Le recul de l’âge légal de départ à la retraite va avoir comme effet mécanique d’amputer les pensions d’un grand nombre de retraités. Une majorité de salariés, usés par une vie de travail, ne pourra pas continuer jusqu’à 62 voire 67 ans ! Déjà aujourd’hui, le nombre de travailleurs de plus de 50 ans au chômage ne cesse d’augmenter parce que les patrons considèrent qu’à cet âge on n’est plus assez productif.

Travailler sur chaîne, tenir les cadences, répéter des milliers de fois le même geste, porter des charges lourdes, travailler de nuit ou en horaires décalés, c’est usant physiquement. Mais l’usure, la fatigue n’est pas que physique, elle est aussi morale. Quand on croule sous la charge de travail, qu’on subit en permanence la pression de la hiérarchie, qu’on est déplacé, rétrogradé, humilié par la direction, que ce soit en usine ou dans les bureaux, ça devient vite insupportable. La pénibilité ce n’est pas l’exception, c’est la règle. Partir à 60 ans, pour beaucoup de travailleurs, c’est déjà trop !

Le gouvernement prétend obliger les anciens à rester plus longtemps au travail, alors même que des millions de jeunes commencent leur vie active au chômage ou par des boulots précaires. Et il y a plus de cinq millions de travailleurs au chômage, toutes générations confondues.

Alors oui, il est nécessaire d’imposer au gouvernement qu’il jette sa réforme aux oubliettes. Et ce n’est pas parce qu’il a fait voter cette loi à marche forcée à l’Assemblée Nationale par une majorité de godillots, et qu’il en fait autant au Sénat que les choses sont jouées. L’expérience du CPE, en 2006, a montré que ce que le parlement vote, la rue peut le défaire !

C’est pourquoi nous devons amplifier encore la mobilisation, être plus nombreux demain après-midi dans les rues !

Un recul sur les retraites mettrait le monde du travail en meilleure position pour préparer une contre-offensive plus générale. Parce nous ne devons pas oublier que l’attaque en cours n’est qu’un mauvais coup parmi une série d’autres.

Le fil conducteur, le point commun de toutes ces attaques, c’est de faire les poches des travailleurs pour alimenter les caisses de la bourgeoisie. C’est de réduire par tous les bouts la part de richesse qui revient à la classe ouvrière… La bourgeoisie veut récupérer directement de l’État les profits qu’elle ne peut plus obtenir en produisant des richesses et en les vendant.

Il faudra que les travailleurs imposent des mesures vitales pour empêcher la classe capitaliste de leur faire payer la crise de son économie. Ces mesures, ce sont le partage du travail entre tous sans diminution des salaires, un contrôle sur la marche des entreprises, sur les décisions des actionnaires. C’est en premier lieu un contrôle sur les banques, à la fois principales responsables et bénéficiaires de la crise. Il faut les exproprier et les regrouper en une banque unique plutôt que de les renflouer avec l’argent des travailleurs…

Dans le mouvement en cours, ce qui est marquant c’est l’attitude des confédérations syndicales. L’an dernier, en 2009, elles n’avaient proposé aucune stratégie pour donner une suite aux deux journées de mobilisation réussies de janvier et de mars. Elles avaient profité du traditionnel défilé du 1er Mai pour enterrer le mouvement avant de disperser les réactions, catégorie par catégorie, dès la rentrée de septembre.

Depuis le début de la lutte actuelle, en juin, elles se démènent pour mobiliser les travailleurs comme leurs propres militants. Elles n’ont pas cessé leur effort durant les congés d’été et ont appelé à une journée de grève nationale dès la rentrée de septembre. Depuis, elles ont proposé une stratégie et un calendrier d’action pour entraîner, d’une journée de grève sur l’autre, plus de travailleurs dans la rue.

Bernard Thibault a envoyé une lettre à chaque syndiqué dans laquelle il appelait « à généraliser la tenue d’assemblées générales pour définir ensemble et démocratiquement le rythme, la forme et les modalités de la reconduction de la grève à partir du 13 octobre ». La confédération et certaines fédérations ont de leur côté pris des dispositions en vue de reconduire la grève.

Même François Chérèque n’a pas rompu le front uni des organisations, le gouvernement ne lui ayant pas fait, à ce jour, la moindre concession qui justifierait son retrait du front syndical.

Nous ne savons pas jusqu’ou les confédérations sont prêtes à aller. Ce que nous pouvons constater, c’est que quand elles le veulent et dans une situation de mécontentement, elles sont capables de mobiliser les travailleurs.

Elles avaient déjà eu la même attitude en 1995 quand Juppé premier ministre avait attaqué en même temps le mode de financement et de gestion de la Sécurité sociale, le régime de retraites des fonctionnaires et les régimes dits « spéciaux » de la SNCF, de l’EDF et autres entreprises alors encore publiques.

En 1995, c’était déjà les centrales syndicales, en particulier FO et la CGT, qui avaient lancé les grèves et mis toute la force de leurs structures dans la balance pour lancer le mouvement. Comme aujourd’hui, les dirigeants des confédérations l’avaient fait dans l’intérêt des appareils syndicaux, pour la défense de leurs prérogatives.

Pour montrer qu’ils sont indispensables, pour regagner du crédit, les dirigeants syndicaux ont fait le choix de mobiliser les travailleurs.

Le capital des directions syndicales, c’est leur influence auprès de la classe ouvrière, c’est leur capacité à l’encadrer. Depuis des années, du fait justement de leurs atermoiements, de leur politique prônant la « participation » et la « co-gestion », les confédérations syndicales, y compris la plus importante d’entre elles, la CGT, ont perdu de l’influence et même la confiance d’une partie de leurs propres militants. Elles ont besoin aujourd’hui de reconquérir cette influence. Et le mouvement actuel le leur permet.

Pour autant, les confédérations syndicales n’ont pas changé de nature.

Quelle est l’histoire des syndicats ? Dans quelles mesures les syndicats, organisations élémentaires des travailleurs, défendent–ils les intérêts de ces derniers face aux patrons ? Quelle est leur degré d’intégration dans l’appareil d’État de la bourgeoisie ? Quelles concessions la bourgeoisie est-elle encore prête à faire aux directions syndicales en cette période de crise ? Les révolutionnaires doivent-ils militer dans les syndicats et pour y défendre quelle politique ?

Ce sont ces questions que nous allons aborder dans l’exposé du Cercle Léon Trotsky de ce soir en nous limitant aux pays impérialistes, et même, pour la période la plus récente, à la situation des syndicats français. D’une part, c’est dans ce pays que nous militons, et d’autre part les syndicats ont connu dans tous les pays développés, malgré leurs particularités parfois importantes, une évolution générale assez similaire.

Entre lutte de classe et intégration dans la société bourgeoise
Premières organisations de la classe ouvrière face à la division et la concurrence

Au fur et à mesure que le capitalisme a remplacé les anciens modes de production des richesses, il a transformé en prolétaires des millions de paysans chassés des campagnes par la faim ou d’artisans ruinés par la concurrence. Les anciennes classes productrices, malgré la misère périodique, connaissaient des liens de solidarité et d’entraide : le paysan à l’échelle de son village, le compagnon au sein de son métier. La grande industrie brisa les règles des anciennes corporations, conservatrices mais protectrices. Le machinisme et la division du travail, n’exigeant aucune qualification, transformaient les ouvriers en simple prolongements de la machine.

Démunis, les prolétaires n’avaient plus que leur force de travail à vendre. Pour reprendre les mots du Manifeste communiste : « Ces ouvriers, contraints de se vendre au jour le jour, sont une marchandise, un article de commerce comme un autre ; ils sont exposés par conséquent à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché. »

Les capitalistes trouvaient sans cesse de nouveaux prolétaires forcés d’accepter des salaires ou des conditions de travail dégradés. Dans certaines branches, les moyens de production permirent bientôt de remplacer le travail des hommes par celui des femmes et des enfants, instaurant la concurrence jusqu’au au sein de la famille.

Concentrés dans les quartiers les plus sordides des villes industrielles en plein essor, usés rapidement par des journées interminables dans des conditions insalubres, en concurrence permanente pour un emploi, les prolétaires étaient dépouillés de leur dignité, poussés vers l’alcoolisme, la criminalité ou la prostitution.

La seule force que les prolétaires pouvaient opposer aux industriels était leur nombre. Mais le nombre n’est rien sans l’organisation. Cette idée de s’organiser collectivement pour faire face à la division et à la concurrence n’a pas mis longtemps pour surgir.

Berceau du capitalisme, le Royaume-Uni fut aussi celui du mouvement ouvrier. L’une des premières réactions des tisserands du Yorkshire ou du Lancashire fut la destruction des machines. Geste spontané de violence contre l’introduction de nouveaux moyens de production qui dégradaient sans cesse leur existence ou révolte réfléchie contre les patrons qui refusaient d’appliquer un salaire minimum, le bris des machines répété sur un territoire entier exigeait une organisation aussi minutieuse que clandestine. Mais ils furent brisés et comprirent que détruire les machines ne changeait pas leur sort.

Pour survivre, les prolétaires créèrent des caisses de secours mutuel ou de solidarité en cas de maladie ou d’accident. Ce fut un premier moyen pour se regrouper à l’échelle d’une ville, d’une région ou au sein d’un même métier.

Dès le premier quart du 19ème siècle, le Royaume-Uni vit apparaître des clubs et des associations plus ou moins clandestins. Ces « unions de métier » déclenchaient des grèves chez les patrons qui refusaient d’appliquer les revendications des ouvriers. Leurs premières demandes étaient un tarif, un salaire minimum et une limitation des interminables journées de travail.

Mais quand les tisserands ou les mineurs avaient réussi à s’organiser à l’échelle d’une région, les industriels faisaient venir des prolétaires plus démunis de la région voisine. Le capitalisme britannique embaucha très vite, dans les mines, sur les docks, dans l’industrie du coton, des prolétaires irlandais pour baisser les salaires et briser les grèves des ouvriers anglais.

En riposte, il y eut de multiples tentatives pour unir les travailleurs de toute une branche à l’échelle nationale. Immigré dans le Lancashire, l’irlandais John Doherty tenta de monter une union nationale des fileurs en 1829. Robert Owen, entrepreneur socialiste, impulsa en 1834 la création du Grand National Consolidated Trades Union dont l’ambition était de regrouper les travailleurs de tous les métiers. Le Grand National revendiquait 500 000 adhérents peu de temps après sa création et militait, déjà, pour la journée de 8 heures.

Décrivant les premiers pas de ces syndicats et organisations ouvrières, Engels écrivait en 1845, « l’histoire de ces associations fut une longue suite de défaites ouvrières, interrompue par quelques rares victoires ». Fondamentalement, les unions de métier ne pouvaient pas changer le sort des travailleurs, car elles ne mettaient un terme ni à l’anarchie de la production capitaliste ni aux crises économiques, responsables du chômage chronique. Et les innovations permanentes dans les moyens de production remettaient sans cesse en cause les acquis chèrement obtenus par telle ou telle catégorie d’ouvriers.

Mais Engels voyait dans le foisonnement de grèves qui secouaient la Grande-Bretagne des années 1840 « l’école de guerre des ouvriers ». Pour lutter contre les divisions et la concurrence, les travailleurs apprenaient à s’organiser collectivement. Ces luttes renforçaient la conscience de classe des ouvriers contre les patrons. Au travers de ces luttes ils créèrent des associations, des syndicats avant de créer des partis politiques.

Au fur et à mesure que le capitalisme s’étendait à de nouveaux pays, faisant naître sur le continent européen un prolétariat aussi exploité qu’au Royaume-Uni, la volonté de s’organiser franchit à son tour les frontières.

Confrontés à la concurrence des travailleurs du continent, les dirigeants des trade-unions britanniques s’adressaient en 1864 à une délégation d’ouvriers socialistes français en ces termes : « Aussi longtemps qu’il y aura des patrons et des ouvriers, qu’il y aura concurrence entre les patrons et des disputes sur les salaires, l’union des travailleurs entre eux sera leur seul moyen de salut... ».

Pour combattre cette concurrence, ils fondèrent ensemble l’Association Internationale des Travailleurs. L’un des rôles de l’AIT fut de soutenir, moralement, politiquement et financièrement les multiples grèves qui éclataient sur le continent. Le soutien et la publicité des grèves effrayèrent particulièrement les patrons de l’époque.

Marx, membre de la direction de l’Internationale, considérait que "Les syndicats et les grèves qu’ils entreprennent ont une importance fondamentale parce qu’ils sont la première tentative faite par les ouvriers pour supprimer la concurrence ». Ces luttes permettaient en effet aux travailleurs de prendre conscience des intérêts communs de leur classe et de combattre les divisions nationales, professionnelles ou religieuses. Une idée que L’Internationale formula ainsi : « l’émancipation du travail n’étant un problème ni local, ni national, mais social, embrasse tous les pays dans lesquels la vie moderne existe et nécessite pour sa solution leur collaboration théorique et pratique ».

L’Internationale réalisa pour la première fois à grande échelle la devise du Manifeste communiste : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ». Elle regroupa bientôt la majorité des organisations ouvrières existantes, indifféremment syndicats, mutuelles ou partis politiques, sous l’autorité d’une direction reconnue. Elle permit de faire le tri dans le foisonnement d’idées qui traversait le mouvement ouvrier. La confrontation de ces courants à travers les luttes d’un nombre croissant de travailleurs fit émerger et renforça le courant, groupé autour Marx et Engels, selon lequel la classe ouvrière était seule en situation de prendre la direction de la société pour mettre un terme au capitalisme.

L’idée avancée par Engels dès les prémisses du mouvement ouvrier est fondamentale : la lutte de classe est une lutte à recommencer sans cesse tant que le capitalisme n’aura pas été renversé. Les travailleurs peuvent améliorer leur sort sur des périodes de quelques années, exceptionnellement quelques décennies, mais cela dure rarement.

Le simple retour périodique des crises, ce régulateur brutal de l’économie capitaliste qui jette irrémédiablement au chômage une fraction de la classe ouvrière, rend caduque la notion « d’acquis sociaux » définitifs.

Les victoires contre la concurrence, l’isolement et les divisions sont rarement durables. Elles sont entrecoupées de défaites et de contre-offensives des patrons. Quand les travailleurs réussissent à imposer, par leur union et leurs luttes, des améliorations de leurs conditions de travail et de vie, les patrons ne tardent guère à trouver des moyens pour les remettre en cause, en limiter la portée et s’en affranchir. Les associations ouvrières, les syndicats ou les partis construits par les travailleurs sont des instruments qui peuvent être brisés, réprimés ou encore corrompus, absorbés par la société bourgeoise et domestiqués.

A l’échelle des patrons individuels, le renvoi, le passage à tabac d’un travailleur refusant de se soumettre sont des méthodes anciennes toujours en vigueur aujourd’hui. A l’échelle des États, les poursuites judiciaires, l’emprisonnement des militants ouvriers ou l’envoi de la troupe ou la police pour réprimer grèves et manifestations n’ont jamais disparu même dans les pays les plus riches dotés d’une législation du travail reconnue.

Quant à la corruption, elle connaît tous les degrés de raffinement : depuis le syndicaliste littéralement acheté pour trahir ses compagnons de lutte jusqu’aux représentants des organisations ouvrières envoûtés par les fauteuils moelleux et dorés des institutions officielles dans lesquelles ils sont admis. Tout dépend de la richesse de la bourgeoisie dans tel ou tel pays et des marges laissées par la conjoncture économique.

Depuis que la lutte de classe existe entre patrons et ouvriers, la bourgeoisie manie successivement ou en même temps la carotte et le bâton. C’est la politique « du fouet et du bout de sucre » pour reprendre la formule du chancelier allemand Bismarck, avec sa subtilité de propriétaire terrien, qui cherchait à détourner les ouvriers des organisations socialistes dans les années 1880.

De la répression…

Ayant tout juste conquis pour elle-même le pouvoir politique, la bourgeoisie interdit aux prolétaires de s’organiser. En France, c’est en pleine révolution française, en 1791, que fut votée la loi Le Chapelier interdisant toute association ouvrière. Cette loi utilisée contre les premiers syndicats ne fut abrogée qu’en 1864.

En Grande-Bretagne, les coalitions ouvrières furent interdites de 1799 à 1824. Ceux qui tentaient de s’organiser étaient durement sanctionnés, emprisonnés, parfois assassinés. Des militants furent déportés en Tasmanie, au large de l’Australie, dans les années 1830.

En France, des Canuts lyonnais réprimés en 1831 pour avoir réclamé un tarif pour leurs travaux de soieries jusqu’aux massacres des communards en 1871, la bourgeoisie fut impitoyable avec les travailleurs qui luttaient. La saignée de la Commune réussit à décapiter pour un temps le mouvement ouvrier en plein essor ; cependant, à partir de 1876, des congrès ouvriers réunirent de nouveau des syndicalistes, des militants des mutuelles ou des coopératives et des militants socialistes isolés. Des fédérations syndicales se structurèrent peu à peu. Mais il fallut des grèves, souvent violentes, pour arracher de simples améliorations.

En 1884, éclata celle des mineurs d’Anzin, dans le Nord. Après 56 jours de grève, le ministre de l’intérieur Waldeck-Rousseau fit occuper le bassin minier par la troupe. 140 mineurs syndiqués furent licenciés. En janvier 1886, les mineurs de Decazeville se mirent en grève pour leurs salaires. Après que le directeur, particulièrement haï, fut jeté par la fenêtre, la troupe fut envoyée pour occuper la ville et la mine. Cela n’empêcha pas la victoire de cette grève qui marqua le mouvement ouvrier français.

La majorité des patrons se considéraient comme des maîtres absolus à l’intérieur de leurs usines et voyaient leurs ouvriers comme de simples instruments à produire de la plus-value. Ils ne voulaient entendre parler ni de syndicats ni de la moindre loi limitant l’exploitation de la force de travail.

Toute l’histoire des luttes et des organisations ouvrières, dans tous les pays, est jalonnée de ces épisodes de répression violente.

…aux premiers pas vers l’intégration dans la société bourgeoise

Mais la bourgeoisie ne tarda pas à comprendre qu’elle pouvait composer avec les organisations créées par la classe ouvrière. Elle allait même trouver plus efficace de discuter avec une poignée d’interlocuteurs reconnus plutôt que de faire face à la masse des travailleurs. Pour endiguer les grèves qui paralysaient régulièrement la production, les plus lucides des patrons cherchèrent à légaliser les syndicats et à offrir une reconnaissance sociale à leurs dirigeants.

C’est une option que la bourgeoisie britannique a expérimentée avant ses concurrentes européennes. Profitant de l’essor économique du Royaume-Uni - qui connut une expansion extraordinaire entre 1850 et 1875 en devenant « l’atelier du monde » - les ouvriers les plus qualifiés ou les mieux organisés, les mécaniciens, les mineurs, les ouvriers qualifiés du bâtiment, arrachèrent des concessions.

Ces victoires ne tombèrent pas du ciel. Elles venaient après des grèves dures. Les maçons de Londres firent six mois de grève durant l’hiver 1859-60 pour la journée de 9 heures ! Ces grèves permirent de consolider les unions nationales de métiers. Pour organiser la solidarité, elles poussèrent à la création de Conseils syndicaux interprofessionnels de villes ou de régions. En 1868 se réunit le premier congrès national des trade-unions. C’était la naissance du TUC, le « Trades Union Congress », qui allait devenir pour plusieurs décennies l’état-major du mouvement ouvrier britannique.

L’essor des trade-unions fut possible parce que la bourgeoisie britannique était riche. Profitant de son avance sur les autres nations capitalistes, drainant les richesses de toute la planète grâce à son contrôle des principales colonies, elle a pu redistribuer une part plus grande de la plus-value à une couche de travailleurs et surtout à ceux qui les représentaient.

Les chefs syndicalistes étaient devenus des gestionnaires qui ne voulaient pas risquer les caisses de grève de leur syndicat. Comme l’exprima Applegarth, secrétaire des Charpentiers Réunis : « N’abandonnez jamais le droit de grève, mais utilisez avec prudence une arme à double tranchant ». Ils créèrent une commission parlementaire au sein du TUC dans le but de négocier avec les députés des deux partis bourgeois le vote de réformes parlementaires favorables à leurs syndicats. Les trade-unions furent légalisés en 1871. Quelques syndicalistes, comme le mineur Alexander Mc Donald, furent même élus au parlement en accord avec les Libéraux.

En 1881, Engels pouvait parler « des pires trade-unions anglais qui se laissent diriger par des hommes que la bourgeoisie a achetés ou que, tout au moins, elle entretient ».

Mais les trade-unions n’organisaient que la fraction la plus qualifiée du prolétariat. Les plus exploités restaient inorganisés et continuaient de vivre misérablement. Créés par les ouvriers pour lutter contre la division et la concurrence entre eux, les syndicats britanniques étaient devenus l’instrument d’une nouvelle division au sein de la classe ouvrière.

Ces trade-unions furent bousculés à la fin des années 1880 par une vague de syndicalisation des travailleurs non qualifiés. La grande crise économique et la montée de la concurrence entre les bourgeoisies européennes avaient poussé les patrons à remettre en cause des concessions lâchées dans la période précédente. Le sort des travailleurs non qualifiés, de plus en plus nombreux, s’était dégradé. Il y eut des grèves dures, des émeutes violemment réprimées et la naissance de nouveaux syndicats chez les dockers ou les employés du gaz. Mais le « nouvel unionisme » ne dura pas. Les nouvelles unions disparurent ou suivirent le chemin des anciennes en s’intégrant dans le TUC.

Il restait certes des différences. Selon un témoin du congrès du TUC de 1890 : « Les « vieux » syndicalistes étaient beaucoup plus gros que les jeunes… un grand nombre d’entre eux ressemblaient à de respectables gentlemen de la Cité. (…) Parmi les nouveaux délégués personne ne portait de chapeau haut de forme. Ils avaient l’air d’ouvriers ». Mais les nouveaux syndicats allaient bientôt suivre le chemin des anciens dans la collaboration avec la bourgeoisie.

En France, l’exemple britannique avec des trade-unions domestiqués faisait réfléchir de plus en plus de patrons, effrayés par la multiplication des grèves et la montée de ce qu’on appelait la « question ouvrière ». Comme l’exprimèrent les délégués de l’Union nationale du commerce et de l’industrie devant le Sénat : « On ne s’entend pas, on ne transige pas avec une foule ». Pour avoir des interlocuteurs reconnus, ils souhaitaient « des associations professionnelles libres, ouvertes, se constituant suivant les affinités, les besoins du moment ».

Cela conduisit le ministre de l’Intérieur Waldeck-Rousseau à légaliser les syndicats en 1884, au moment même où il réprimait la grève des mineurs d’Anzin. Dans les consignes envoyées aux préfets, il écrivait : « l’association des individus selon leur affinité personnelle est moins une arme de combat qu’un instrument de progrès matériel, moral et intellectuel ».

En contrepartie de leur légalisation, les syndicats devaient déposer le nom de leurs responsables. Cette loi était une façon de contrôler des organisations qui s’étaient développées malgré l’interdiction. Le congrès syndical de Lyon de 1886 la qualifia de « loi traquenard tendu aux travailleurs ».

Mais la loi inaugurait une nouvelle période dans la politique de la bourgeoisie à l’égard du mouvement ouvrier.

Les dernières décennies du 19ème siècle et la première du 20ème furent des années de développement accéléré de la classe ouvrière dans toute l’Europe et aux États-Unis. Des millions de paysans émigraient vers les centres industriels, changeaient de pays, de continents. Ils étaient absorbés par une industrie dont les capacités de production explosaient et qui embrassait des secteurs nouveaux avec le développement des transports maritimes et terrestres, de la chimie ou l’électricité. Les principales puissances capitalistes s’enrichissaient en exportant leurs produits manufacturés et leurs capitaux dans le monde entier tout en pillant les matières premières de leurs colonies.

La première conséquence de cette industrialisation générale fut le développement du mouvement ouvrier organisé et l’éveil de nouvelles générations à la lutte de classe. En France, entre 1890 et 1905 le nombre de syndiqués fut multiplié par six. En Allemagne les syndicats ont multiplié leurs effectifs par 10 entre 1891 et 1912, regroupant cette année-là 2,5 millions d’adhérents.

Des syndicats animés par des militants révolutionnaires

Les militants qui développèrent ces organisations étaient souvent des révolutionnaires, convaincus qu’il fallait renverser le capitalisme et abolir le salariat. Ils propageaient infatigablement ces idées auprès de larges couches ouvrières.

En Allemagne, les militants du parti Social-Démocrate, parti marxiste, construisirent des organisations légales ou illégales, des bibliothèques, des associations culturelles. Ce sont eux qui créèrent les syndicats. Dans les premières années, ces syndicats étaient considérés comme « l’école de recrutement du parti ». Les valeurs qu’ils propageaient étaient la fierté d’être ouvrier, la conscience d’appartenir à une classe qui produit toutes les richesses et qui, à ce titre, doit diriger la société.

En France, il y eut longtemps un morcellement des socialistes. Ils ne constituèrent jamais des partis de masse et quand ils s’unifièrent, tardivement, le nouveau parti socialiste fut d’emblée réformiste. Mais les militants à l’origine de la Confédération Générale du Travail, née entre 1895 et 1902 de la fusion de la fédération nationale des syndicats et des Bourses du travail, étaient, eux, des militants révolutionnaires.

Certains avaient milité dans le Parti Ouvrier de Jules Guesde, propagandiste des idées « collectivistes », c’est-à-dire communistes. C’était le cas de Fernand Pelloutier, jeune intellectuel qui consacra sa courte vie au développement des Bourses du Travail. Pelloutier expliquait : « Que manque-t-il à l’ouvrier français ? Ce qui lui manque c’est la science de son malheur ; c’est de connaître les causes de sa servitude ; c’est de pouvoir discerner contre qui doivent être dirigés ses coups. » C’est le but qu’il assigna aux Bourses du Travail qui politisèrent et cultivèrent une génération d’ouvriers, en développant des cours du soir et des bibliothèques.

Pelloutier rompit très vite avec Guesde car, syndicaliste révolutionnaire teinté d’anarchisme, il refusait toute participation aux élections. Il voyait dans la grève générale le moyen essentiel de renverser le pouvoir de la bourgeoisie. On trouvait d’autres anarchistes à la CGT. Il y avait aussi des socialistes de diverses tendances.

Tous faisaient de la politique… même s’ils tenaient à l’indépendance organisationnelle de la CGT. Le Congrès d’Amiens, en 1906, précisa dans une Charte les rapports entre la CGT et les partis politiques. Il affirmait : « l’entière liberté pour le syndiqué de participer en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors ». Cette charte est utilisée, de nos jours, par les dirigeants de la CGT pour justifier l’apolitisme du mouvement syndical. Mais c’est un grossier contresens.

La CGT affichait dans ses buts « la disparition du salariat et du patronat ». Victor Griffuelhes, l’un des premiers secrétaires fédéraux, polémiquant avec les réformistes en 1905 affirmait : « la question ouvrière est posée par nous, syndicalistes révolutionnaires, de la façon suivante : lutter contre le patronat pour obtenir de lui, et à son désavantage, toujours plus d’améliorations, en s’acheminant vers la suppression de l’exploitation. »

C’est dire si les dirigeants de la CGT s’affirmaient comme des adversaires résolus du capitalisme. Ils intervenaient sur tous les sujets de société, contestant le patriotisme et le militarisme.

L’enrichissement de la bourgeoisie impérialiste permet l’apparition d’une « aristocratie ouvrière »

Mais la présence dans les syndicats des militants socialistes en Allemagne ou des syndicalistes révolutionnaires en France, n’empêcha pas une évolution similaire à celle des trade-unions britanniques. Pour les mêmes raisons sociales et économiques profondes.

L’enrichissement des bourgeoisies impérialistes, à travers le pillage colonial et le partage du monde, leur donna les moyens de corrompre toute une couche de la classe ouvrière. Comme le constatait Lénine en 1915, « l’impérialisme tend à créer parmi les ouvriers, des catégories privilégiées et à les détacher de la grande masse du prolétariat ». En une ou deux générations, des millions d’ouvriers virent leur vie quotidienne transformée. Certains accédèrent à de meilleurs logements. De plus en plus de patrons lâchaient du lest, augmentant les salaires ou réduisant la longueur des journées de travail, pour conserver et stabiliser la main-d’œuvre qualifiée dont ils avaient besoin.

Cela ne toucha jamais toute la classe ouvrière. Les plus fraîchement immigrés ou débarqués de la campagne subissaient toujours la pire exploitation. Ils restaient parqués dans les logements les plus insalubres. Mais les améliorations, même limitées à une minorité, furent suffisamment spectaculaires pour rendre crédible l’idée qu’on pouvait améliorer son sort dans le cadre du capitalisme.

Plus que les patrons, les gouvernements cherchèrent à neutraliser les luttes par des lois dites « ouvrières ». En Allemagne et au Royaume-Uni, ils mirent en place, avant le début du 20ème siècle, des systèmes publics d’assurances en cas de maladies ou d’accidents et des systèmes de retraites. En fait, ils généralisaient les caisses déjà introduites par des syndicats, voire par certaines grandes entreprises. Les indemnités versées restaient maigres et les cotisations étaient supportées par les salariés. Mais cela permettait d’intégrer des syndicalistes à la gestion de ces caisses.

En France, en 1906, Clemenceau créa un ministère du Travail, confié au transfuge socialiste Viviani. Son gouvernement lança le projet de loi sur les « retraites ouvrières et paysannes ». Il s’agissait d’instaurer une retraite obligatoire pour les travailleurs de plus de 65 ans, financée par les ouvriers eux-mêmes. C’était l’ancêtre de notre système de retraite par répartition. Ce projet présenté par l’ancien syndicaliste Aristide Briand devenu ministre, fut combattu par la majorité de la CGT. Elle dénonçait « l’escroquerie des retraites ouvrières » et considéraient, au regard de l’espérance de vie de l’époque, que « les Chambres ont voté une retraite pour les morts ». Jules Guesde, seul député socialiste à voter contre la loi, refusait « tout prélèvement sur les salaires ouvriers ». Il réclamait « des impôts spéciaux n’atteignant que les privilégiés du capitalisme industriel et terrien ».

Pour la CGT comme pour Guesde, c’était au patronat de financer les retraites, pas aux travailleurs.

Mais Briand et Viviani trouvèrent au sein même de la CGT des responsables pour défendre leurs projets. Un fossé se creusait entre les déclarations anticapitalistes des dirigeants confédéraux de la CGT et la pratique quotidienne de fédérations entières. Beaucoup se consacraient avant tout à la construction de leurs sections ou à la gestion de leurs caisses de secours ou d’assurances maladie.

En Allemagne, l’évolution était la même. En 1905, au moment où l’on discutait des grèves politiques de masse qui menaçaient le pouvoir du Tsar en Russie, un dirigeant syndical déclara : « pour continuer à développer nos organisations, nous devons pacifier le mouvement ouvrier. Nous devons voir à ce que les discussions sur les grèves de masse cessent ! »

En somme, pour lui, la meilleure façon de gérer les caisses de grève, c’était de ne jamais faire la grève !

Le tournant de la Première guerre mondiale

L’explosion de la première guerre mondiale révéla au grand jour ces évolutions souterraines qui taraudaient le mouvement ouvrier. Dans tous les pays, à l’exception d’une poignée de minoritaires, les syndicats s’alignèrent derrière leur bourgeoisie. Les dirigeants syndicaux laissèrent les travailleurs partir pour s’entretuer, contribuèrent à l’effort de guerre et encouragèrent le patriotisme. Devenus du jour au lendemain ministres ou commissaires à la nation comme Jouhaux, le nouveau secrétaire de la CGT, ils jouèrent au sein de l’industrie, militarisée et largement planifiée par les gouvernements, le rôle des officiers sur les champs de bataille.

La première guerre mondiale marqua un tournant dans l’intégration des syndicats au sein des institutions. Les hommes politiques de la bourgeoisie purent vérifier la solubilité des bureaucrates dans leur appareil d’Etat. En pleine guerre, Jouhaux fit une conférence à la Fédération des Industriels et Commerçants Français, sur le thème : « De la nécessité d’organiser la reprise de la vie économique au lendemain de la guerre ». Jouhaux montrait ainsi que l’union sacrée était appelée à durer bien au-delà de la guerre.

Mais la guerre changea profondément la donne. Elle accoucha de la vague révolutionnaire qui, partie de Russie, toucha l’Allemagne et plusieurs pays européens. Du point de vue de la bourgeoisie, l’urgence était d’endiguer cette vague. Elle eut recours à ses deux moyens d’action favoris : la répression brutale et l’enrôlement des dirigeants du mouvement ouvrier. Les chefs syndicalistes domestiqués jouèrent tout leur rôle, particulièrement en Allemagne où la bourgeoisie n’avait plus d’autres appareils que le parti et les syndicats sociaux démocrates pour conserver son pouvoir.

Les conséquences économiques de la guerre, l’aggravation de l’exploitation, la hausse des prix, la pénurie de logement provoquèrent la radicalisation de nouvelles générations de travailleurs. Elles affluèrent vers les organisations ouvrières et spécialement vers les vieux syndicats qui grossirent dans tous les pays. Même dans les pays vainqueurs où le pouvoir de la bourgeoisie ne fut pas menacé, il y eut des grèves dures qui dépassèrent largement le terrain des revendications économiques et qui furent brutalement réprimées.

Devant cette afflux vers les syndicats et la radicalisation des travailleurs, l’internationale Communiste, fondée à Moscou en 1919, expliquait aux partis communistes en formation : « le salut ne consiste pas à sortir des anciens syndicats pour en créer de nouveaux ou pour se disperser en une poussière d’hommes inorganisés, mais à révolutionner les syndicats pour en chasser l’esprit réformiste ». En effet, si des groupes de militants étaient écœurés par la politique des bureaucraties syndicales, des millions de travailleurs passaient pour la première fois de l’inorganisation totale à la forme la plus accessible de l’organisation, le syndicat. Lénine et Trotsky se battaient pour convaincre les militants communistes de mener un travail systématique à l’intérieur des syndicats de masse pour en arracher la direction aux réformistes.

En même temps, l’Internationale faisait un autre constat : la guerre avait mis un terme à la longue période d’expansion de l’économie capitaliste. Du fait des destructions, du dérèglement du système monétaire, les rivalités et la concurrence entre les capitalistes étaient exacerbées. La bourgeoisie européenne n’était plus en situation de s’acheter la paix sociale en offrant à la classe ouvrière des conditions de vie décentes et l’espoir de voir son sort s’améliorer.

La crise des années Trente : détruire les organisations ouvrières ou les subordonner aux Etats

La crise économique de 1929 allait accélérer les échéances. D’un côté la lutte se faisait plus âpre au sein de la bourgeoisie pour le partage des marchés et de la plus-value extorquée aux travailleurs. De l’autre côté la brutale dégradation du sort de la classe ouvrière, y compris dans le plus puissant des pays capitalistes, allait provoquer une radicalisation des travailleurs.

Face à ce risque d’une montée ouvrière, la bourgeoisie avait deux options. Soit elle se servait des appareils syndicaux pour canaliser cette radicalisation, soit elle brisait par avance toutes les organisations ouvrières pour morceler les travailleurs. La première solution nécessitait d’avoir assez de ressources, assez de miettes à distribuer, pour que les bureaucraties syndicales gardent le contrôle des masses.

La bourgeoisie allemande, en choisissant de confier la direction de son État à Hitler, opta pour la seconde solution. La crise ne lui laissait pas d’autre choix que de préparer la guerre pour imposer sa domination face à ses concurrentes européennes. Elle devait réduire massivement le niveau de vie de toute la population allemande et militariser la production. Un préalable était la destruction de toutes les organisations ouvrières pour les remplacer par des appareils intégrés officiellement dans l’État et chargés d’encadrer les travailleurs derrière le régime avec adhésion obligatoire. Les services rendus par les bureaucrates syndicaux et les chefs sociaux-démocrates pour endiguer la révolution entre 1918 et 1923, leur intégration au sein de l’État allemand, leur refus suicidaire de mobiliser les travailleurs pour s’opposer aux bandes nazies, ne changèrent rien à leur sort. Les militants syndicaux, comme les militants politiques, furent internés dans les camps de concentration. Même le président de l’ADGB, la centrale syndicale réformiste, n’échappa pas à l’internement.

Pour endiguer la montée ouvrière, les bourgeoisies française et américaine choisirent l’autre alternative. Elles s’appuyèrent sur la collaboration des bureaucraties syndicales.

En France la montée de la combativité conduisit à la réunification de la CGT scindée depuis 1921. La réunification attira de nouveaux adhérents. Mais c’est l’éclatement des grèves en mai-juin 1936, qui éveilla la conscience de millions de travailleurs et gonfla les effectifs de la CGT : un million au début de l’année 1936 ; plus de deux millions en juin… pour dépasser les quatre millions en 1937 !

Les dirigeants de la CGT, dans les pas de ceux du PS et du PC, mirent tout leur poids pour arrêter les grèves, qui, avec l’occupation des usines, commençaient à contester au patronat le contrôle des moyens de production. Frachon, dirigeant communiste de la CGT, déclarait en juillet 1936 : « Nous disons aujourd’hui [aux ouvriers], avec franchise, que le prolongement de l’action gréviste, de la continuation de l’occupation des usines, les desservirait ».

Mais pour réussir à arrêter la grève, le patronat dut concéder la semaine de 40 heures et les congés payés. Certes ces mesures ont été remises en cause dans les années suivantes avec la marche à la guerre. Elles n’ont pas coûté si cher. Mais pour le patronat, c’était tout de même un peu de plus-value qui n’allait pas dans ses coffres.

Les patrons durent, en plus, accepter la présence de délégués élus par les travailleurs pour les représenter à l’intérieur des entreprises. Dans la décennie précédente, ils avaient profité de la crise pour faire la chasse aux militants. Sarraute, ministre de l’Intérieur, avait pu déclarer sans provoquer de tollé « les communistes, voilà les ennemis » et les séjours en prison des militants syndicaux étaient fréquents. Il y avait eu une telle chasse aux rouges que, selon le témoignage de Léon Blum, lors des discussions à Matignon en 1936, les représentants de la CGT purent dire à ceux du patronat : « c’est maintenant que vous allez peut-être regretter d’avoir systématiquement profité des années de déflation et de chômage pour exclure de vos usines tous les militants syndicalistes. Ils ne sont plus là pour exercer sur leurs camarades l’autorité qui serait nécessaire pour faire exécuter nos ordres ».

Mais accepter la présence de ces militants, même réformistes, même « responsables », c’était pour les patrons accepter que les travailleurs ne soient pas atomisés, divisés et entièrement soumis à la hiérarchie. C’était une entorse à leur pouvoir de droit divin.

Aux États-Unis, l’American Federation of Labour avait un quasi monopole de la représentation ouvrière. L’AFL refusait de syndiquer les ouvriers non qualifiés, les femmes et les Noirs. Grâce à des cotisations élevées, elle rétribuait une bureaucratie qu’un sénateur républicain, avait très justement appelée « les lieutenants ouvriers des capitaines d’industrie ». Par la corruption et la répression systématique, violente, la bourgeoisie avait réussi à éviter pendant des décennies l’organisation des ouvriers non qualifiés de la grande industrie.

Mais après les dures années de chômage de masse, de misère noire et de famine, une formidable vague de grève ébranla les États-Unis. Démarrée en 1934 par les dockers de la côte Pacifique et les camionneurs de Minneapolis, la vague gréviste culmina en 1936-37 avec l’occupation sur le tas des usines en grève dans l’automobile. Comme en France, mais à une tout autre échelle, ces grèves firent découvrir à des millions de travailleurs, hommes ou femmes, leur force collective, leurs talents d’organisateurs et la solidarité. Les grèves avaient comme objectif immédiat la reconnaissance par les patrons des nouveaux syndicats de masse affiliés au CIO, le Congrès pour une Organisation Industrielle, c’est-à-dire incluant les ouvriers non qualifiés.

Pour endiguer et canaliser ces grèves, le président des États-Unis, Roosevelt, s’allia avec les dirigeants du nouveau syndicat. Pour la bourgeoisie, il y avait un petit prix à payer : d’abord accepter la loi fédérale promulguée par Roosevelt qui reconnaissait les syndicats avec des droits. Ensuite accepter dans leur entreprise la présence de représentants syndicaux et des négociations régulières pour les salaires ou la mise en place d’assurances maladie ou de retraites.

Si, en France ou aux États-Unis, les appareils syndicaux ont pu sauver leur existence, contrairement à l’Allemagne, c’est en devenant des interlocuteurs privilégiés du gouvernement. C’est ce que constatait Trotsky en août 1940 : « il y a un aspect commun (…) dans la dégénérescence des organisations syndicales modernes dans le monde entier : c’est leur rapprochement et leur fusion avec le pouvoir d’État ».

La crise enlevait toute marge de manœuvre aux bureaucraties syndicales. Face à la puissance des grands groupes capitalistes, elles ne pouvaient conserver leur rôle d’intermédiaires entre patronat et travailleurs qu’en devenant des appendices des États pour subordonner et canaliser les luttes des travailleurs.

Les directions syndicales font accepter la restauration des appareils d’État

Après la 2ème guerre mondiale, l’intégration des syndicats fut encore plus systématique et réfléchie. Au Japon, la légalisation des syndicats fut imposée par les occupants américains en 1945. En Allemagne, ils furent reconstruits sous l’égide des puissances occupantes, avec le soutien financier et les méthodes de l’AFL américaine. Ils furent reconstitués par branches professionnelles et non plus sur la base des entreprises, ce qui renforçait le poids de l’appareil en réduisant le contrôle des syndiqués sur le syndicat.

Dans tous les pays impérialistes, les directions syndicales, liées ou non aux partis communistes, firent accepter à la classe ouvrière la restauration des appareils d’État bourgeois malgré les sacrifices que l’on continuait à lui imposer. Dans un nouveau contexte, elles permirent la perpétuation du capitalisme.

En France, à la sortie de la guerre, le Parti communiste revendiquait un million de militants. Il avait une influence considérable dans la classe ouvrière. Il contrôlait des centaines de municipalités avec une présence militante dans toutes les cités ouvrières. Directement ou par l’intermédiaire d’associations culturelles, sportives ou caritatives, le PC influençait de larges pans du monde du travail.

Entre 1944 et 1947, le PCF mit tout ce crédit au service de la bourgeoisie en participant pour la première fois au gouvernement sous la tutelle de De Gaulle. Dans cette période où des millions de travailleurs attendaient que leur sort change après les années de privations, il leur fit accepter le maintien des tickets de rationnement, les salaires de misère et les conditions de travail exécrables.

Le principal instrument du PC pour encadrer la classe ouvrière était la CGT. Au congrès d’avril 1946, renforcés par un afflux massif vers les syndicats, les communistes étaient devenus majoritaires. Les militants se transformèrent en véritables contremaîtres dans les principales usines du pays. Benoît Frachon, co-secrétaire général de la CGT, déclarait par exemple en 1944 : « gagner la bataille de la production est aussi important que d’avoir gagné la bataille de la Libération ».

La participation du PCF au gouvernement ne dura que le temps de remettre en selle tout l’appareil d’État. Mais l’intégration des syndicats, y compris de la CGT à majorité communiste, fut bien plus durable.

La bourgeoisie ne voulait pas seulement restaurer son appareil d’État. Elle voulait aussi reconstruire son appareil de production, détruit par la guerre, non renouvelé depuis des lustres, sans financer elle-même les investissements nécessaires. C’est pour ces raisons que les gouvernements nationalisèrent des pans entiers de l’économie, des banques aux charbonnages en passant par le gaz et l’électricité.

Le rôle des syndicats fut d’aider au redémarrage de la production. C’est pour faciliter ce rôle d’encadrement des travailleurs par les syndicalistes que furent créés les Comités d’entreprises qui n’eurent jamais de réel droit de regard ni sur les comptes ni sur la marche des usines.

C’est pour fournir au patronat une main-d’œuvre en bonne santé, tout en mutualisant les coûts et en maintenant des salaires faibles, que fut créée la Sécurité sociale.

Toutes ces dispositions furent prises avant même la fin de la guerre, au sein du Conseil National de la Résistance, le CNR, auquel la CGT participait. Ces structures de collaboration, organismes de Sécurité sociale, Conseil Economique et Social, Comités d’entreprises, etc., absorbèrent des milliers de militants. Roger Linet, responsable de la CGT-métallurgie, confiait dans ses mémoires que la CGT eut du mal à trouver assez de militants expérimentés pour occuper tous les postes à pourvoir.

Les structures paritaires ou les comités d’entreprises rapportaient également des ressources financières aux syndicats et réduisaient le poids des syndiqués sur la vie de ceux-ci. Elles transformaient des militants en petits chefs du personnel gérant cantines et autres œuvres sociales. En outre ces militants échappaient au travail dans l’atelier ou le bureau, se coupaient des préoccupations et du contrôle des travailleurs.

Pour augmenter encore le poids des bureaucraties syndicales, le CNR garantissait le monopole de la représentation des travailleurs à une liste fermée de syndicats : seules la CGT, la CFTC et la CGC pouvaient présenter au premier tour des candidats pour les délégués du personnel. FO et la CFDT furent ajoutées par la suite.

Toutes ces dispositions, prises dans le cadre du CNR, allaient dans le même sens : augmenter l’autonomie des appareils syndicaux vis-à-vis des travailleurs, limiter le contrôle des syndiqués sur leurs propres syndicats et accroître la dépendance des organisations syndicales vis-à-vis de l’appareil d’État.

Les relations particulières entre la CGT et le PCF

Les tensions entre l’URSS et les pays occidentaux avec le début de la guerre froide, glacèrent les relations entre le PC et l’appareil d’État. Pendant toutes les années de la guerre froide, les dirigeants de la bourgeoisie considérèrent le PCF comme un corps étranger indésirable dans l’appareil d’État.

La CGT, elle, subissait la même tendance à l’intégration que tous les syndicats des pays développés. Mais l’ostracisme politique de la bourgeoisie vis-à-vis du PC rejaillissait sur les dirigeants de la CGT. Il réduisait leurs possibilités de collaboration et de co-gestion avec le patronat, limitait leur accès à la présidence des organismes paritaires. La CGT devait plus que d’autres se battre pour accéder à la mangeoire et montrer qu’elle était incontournable pour encadrer et contrôler la classe ouvrière

Elle impulsa des grèves, parfois radicales dans la forme, comme celle des mineurs en 1947-1948. Mais elle ne le fit que lorsqu’elle était en situation d’en conserver le contrôle. Elle sut aussi jouer les pompiers sociaux, freiner les grèves ou émietter les mouvements dès qu’ils risquaient de lui échapper. Elle inventa au cours de ces années, diverses formes exotiques de grèves, de la grève « bouchon » à la grève « perlée » en passant par la grève tournante, pour éviter une vraie grève qui mobilise et regonfle l’ensemble des travailleurs.

Durant ces années, du fait de son histoire et de ses liens avec le Parti communiste, la CGT avait des caractéristiques qui lui ont donné une place particulière dans le paysage syndical français.

Le PC voulait conserver l’exclusivité sur la classe ouvrière car sa capacité à contrôler les mouvements des travailleurs était la seule chose qu’il avait à monnayer auprès de la bourgeoisie pour être réintégré complètement dans le jeu politique et le cas échéant revenir au pouvoir.

En se revendiquant des idées communistes, même largement frelatées, déformées par le stalinisme, le nationalisme, l’électoralisme, le PC et la CGT entretenaient malgré eux l’idée que le prolétariat avait des intérêts opposés à ceux de la bourgeoisie et l’espoir d’un changement radical de société. En cas de radicalisation, ils couraient le risque d’être pris au mot et débordés par la base.

C’est pour cela qu’ils muselaient toute opposition sur leur gauche. Si l’on trouvait à des postes de responsables, des sans-partis, des socialistes, des militants issus de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne voire des prêtres ouvriers, les militants d’extrême gauche ou les communistes dissidents, eux, en étaient exclus. Ils étaient attaqués physiquement dès qu’ils tentaient de s’adresser par tracts aux travailleurs.

La grève de Mai 1968, l’un des rares épisodes de grève générale de l’après-guerre, illustra le comportement de la direction de la CGT tout en écornant un peu son monopole auprès de la classe ouvrière. Alors que la grève, démarrée dans le milieu étudiant, commençait à s’étendre aux entreprises, spontanément ou par l’action de militants politisés, Séguy, Krasucki et autres dirigeants de la CGT appelèrent à la grève générale. Le PC ne voulait surtout pas être débordé dans le milieu ouvrier comme il l’avait été dans le milieu étudiant. Mais ce furent aussi la CGT et le PC qui mirent tout leur poids pour faire reprendre le travail dès qu’ils l’estimèrent possible.

La grève apporta aux travailleurs une augmentation du SMIC vite reprise par l’inflation. Mais les organisations syndicales obtinrent une nouvelle législation qui leur permit de désigner un ou plusieurs délégués syndicaux dans toutes les entreprises de plus de cinquante salariés. Il s’agissait de délégués directement nommés par le syndicat sans aucune forme de contrôle des travailleurs. C’était un nouveau pas dans l’émancipation des appareils syndicaux par rapport aux travailleurs et aux syndiqués du rang.

Jusqu’au début des années 80, la CGT se caractérisait à la fois par les aspects monolithiques, anti-démocratiques du stalinisme et par un ton lutte de classe, radical, qui attira les militants les plus combatifs, les plus déterminés à changer leur sort. La CGT a transmis à des générations des notions de base sur la lutte de classe, sur le fait que les patrons et les salariés ont des intérêts opposés, sur les méfaits et l’impasse du capitalisme.

Ce passé marque encore la CGT aujourd’hui ne serait-ce que par les militants de cette génération.

FO, CFDT, des centrales syndicales en concurrence avec la CGT

Entre temps, d’autres syndicats avaient été créés dans le but de limiter l’influence du Parti communiste sur la classe ouvrière. Dès 1947, l’aile ouvertement réformiste et anti-communiste de la CGT fit scission pour créer la CGT-Force Ouvrière. S’il y avait dans ses rangs quelques militants anti-staliniens, anarchistes ou trotskystes notamment, elle reçut le soutien des syndicats américains de l’AFL et elle désigna à sa tête… Léon Jouhaux qui décidément aura passé sa vie à lutter contre les « Rouges ». Cet ancien va-t-en-guerre de 1914 reçut d’ailleurs le Prix Nobel de la Paix en 1951 pour tous les services rendus.

La CFDT, quant à elle, est issue d’une transformation de la CFTC en 1964, la majorité décidant de rompre avec l’étiquette chrétienne… tout en gardant dans ses statuts une référence à « l’humanisme chrétien ».

Si la CFDT a aujourd’hui la réputation d’être une confédération apolitique prête à signer des accords avec n’importe quel gouvernement, de droite comme de gauche, cela ne fut pas toujours si clair.

Dans les années 1970, la CFDT comptait dans ses rangs une majorité de réformistes, liés au PS, venus de la CFTC. Mais même parmi ceux-là, on trouvait aussi des militants combatifs venus du PSU, comme Charles Piaget ou d’autres, qui ont mené la lutte chez LIP en 1973 à Besançon.

La grève générale de Mai 68 avait politisé une génération de jeunes, travailleurs ou étudiants, leur faisant découvrir l’existence des idées d’extrême gauche. Mais le mouvement avait touché bien plus profondément les milieux de la petite bourgeoisie et la périphérie de la classe ouvrière. Parmi eux, beaucoup rejoignirent plus volontiers la CFDT que la CGT. Celle-ci, avec ses méthodes staliniennes et le rôle qu’elle avait joué pour arrêter la grève, apparaissait comme un repoussoir. Nombre de militants d’extrême gauche ont également rejoint la CFDT. Les uns par choix, trouvant plus facile de militer dans ce syndicat plutôt qu’à la CGT où leParti communiste faisait la chasse à tous les concurrents. Les autres parce que justement ils avaient été exclus de la CGT.

En outre, la CFDT laissait une autonomie d’autant plus grande à ses sections syndicales que son influence au sein de la classe ouvrière était plus faible. Il paraît cependant qu’Edmond Maire, secrétaire général à l’époque, « hésitait à s’absenter plusieurs jours de la confédération » de crainte d’une initiative intempestive des « gauchistes » !

Cela étant dit, Mai 68 eut des conséquences sur l’ensemble de la classe ouvrière. Malgré ses manœuvres pour arrêter la grève et en dépit des préjugés anticommunistes de la petite bourgeoisie, la CGT vit affluer de nouveaux adhérents. Ses effectifs dépassèrent les deux millions pendant quelques années. Mais cela ne dura pas.

L’évolution des syndicats en france depuis la crise
Le recul de la syndicalisation

Le syndicalisme est marqué aujourd’hui par le très faible taux de syndiqués. Selon l’étude « Les syndiqués en France » , il y a aujourd’hui moins de deux millions de syndiqués pour 23 millions de salariés. Un peu plus si on prend les chiffres d’adhérents annoncés par les syndicats... Du strict point de vue des adhérents, la CGT regroupe aujourd’hui le tiers des effectifs syndicaux, la CFDT le quart et Force Ouvrière environ 15 %, les autres se partageant le reste. C’est, peu ou prou, la même répartition des forces si on considère les résultats aux élections prud’homales de ces dernières années, tous collèges confondus.

Le taux de syndicalisation ne dépasse donc pas 8 % des salariés et même 5% pour le secteur privé. Depuis l’origine, les syndicats français ne regroupent qu’une minorité de travailleurs. Malgré tout, jusqu’au milieu des années 1970, le taux de syndicalisation tournait autour de 20 %. Il y a incontestablement une baisse sensible du nombre de travailleurs syndiqués.

Une autre évolution est l’accélération de l’émiettement des organisations au fil des scissions, exclusions et tentatives de recomposition. Certes, chaque grande manifestation montre que la CGT reste de très loin la confédération dont la capacité de mobilisation est la plus forte. Mais la division des syndicats en une multitude d’enseignes plus ou moins franchisées selon les entreprises ne facilite pas la lutte des travailleurs.

Ce recul de la syndicalisation se constate à des degrés divers dans tous les pays développés. Certes, l’histoire et le rôle des syndicats sont très différents selon les pays – dans certains pays les syndicats gèrent par exemple directement des caisses de retraites ou de sécurité sociale pour leurs adhérents, ce qui rend l’adhésion quasi obligatoire. Mais, pour ne prendre qu’un seul indicateur, le nombre de syndiqués est tombé au Royaume-Uni de plus de treize millions en 1979, avant les licenciements massifs de l’époque de Thatcher, à sept millions environ aujourd’hui. En Allemagne, après avoir atteint les douze millions d’adhérents après la réunification du pays, la grande centrale DGB regroupe aujourd’hui un peu moins de sept millions de travailleurs.

Ce recul et cet émiettement semblent inquiéter même des dirigeants politiques de droite. Jusqu’à Sarkozy qui déclarait, en décembre 2007 : « il faut des organisations syndicales fortes. Aujourd’hui, la représentation sociale est éclatée, fondée sur des critères obsolètes et un mode de financement inadapté ». Il lança dans la foulée une réforme de la « représentativité syndicale » en collaboration avec les grandes confédérations.

Hypocrisie ou cynisme ? Sans doute un peu les deux ! D’un côté, entre deux attaques contre les travailleurs, les conseillers de Sarkozy doivent méditer le témoignage de Léon Blum sur l’absence de militants dans les ateliers en 1936. D’un autre côté, le refus de recevoir dans les ministères des dirigeants syndicaux qui ne demandent rien d’autre que de discuter à la marge toutes les réformes imposées, montre le mépris du gouvernement à leur égard.

Les syndicats et l’union de la gauche

Le nombre de syndiqués a commencé à baisser à la fin des années 70 peu après le retour de la crise de l’économie. Cette chute s’est poursuivie durant toutes les années où la gauche est revenue au pouvoir après 1981. Cette concomitance n’est pas un hasard !

Les longues années de précarisation des emplois avec le recours à l’intérim et aux CDD, les plans de licenciements et la montée du chômage de masse ont largement contribué au recul de l’implantation et des effectifs des syndicats. Il y a l’érosion massive des effectifs des grandes entreprises dans lesquelles les syndicats étaient historiquement implantés. Il est bien plus difficile de construire et de faire vivre des syndicats chez des sous-traitants morcelés dont les travailleurs sont plus isolés. Le chômage massif exacerbe la concurrence pour trouver un emploi. La crainte du licenciement et le chantage patronal ne facilitent pas la syndicalisation.

Ce durcissement de la lutte de classe du côté patronal est un facteur objectif du recul de la syndicalisation. Mais la férocité de l’exploitation n’avait pas empêché les travailleurs de s’organiser dans le passé.

Parmi les raisons de ce recul, il y a l’inertie de responsables syndicaux qui vivent sur leur rentes, profitant des diverses facilités, heures de délégation, poste de représentant syndical, gestion des comités d’entreprises ou autres, sans avoir le souci permanent de faire vivre leurs syndicats en entraînant de nouveaux syndiqués. Un autre facteur, subjectif, est la démoralisation de beaucoup de militants du rang. Combien de syndiqués licenciés n’ont repris ni carte ni activité syndicale quand ils ont fini par retrouver un emploi ? Combien ont cessé de participer à la vie syndicale, découragés par les trahisons répétés des gouvernements de gauche ?

Avec le retour de la crise, les directions syndicales ont joué pleinement le rôle pour lequel la bourgeoisie leur concède des moyens et de la reconnaissance sociale. Elles ont pesé de toute leur influence pour faire avaler aux travailleurs les immenses sacrifices que la crise de l’économie capitaliste exigeait du point de vue du patronat. Elles ont démoralisé les travailleurs en soutenant sans réserve la gauche lors de ses passages dans les gouvernements ; passages au cours desquels les fermetures d’entreprises, le chômage, la précarité, l’exploitation au travail se sont accrus inexorablement ; passages au cours desquels les salaires comme les conditions d’accès à la santé ou à la retraite se sont dégradés.

Les militants de la CGT, comme ceux de la CFDT, furent des militants actifs de l’Union de la gauche. Pendant toutes les années 70, la seule perspective qu’ils offraient aux travailleurs, c’était de s’en remettre à la victoire électorale de la gauche, unie derrière Mitterrand.

La déception fut à la hauteur des illusions. Mitterrand ne s’était pas fait élire pour « changer la vie » mais pour permettre à la bourgeoisie de continuer à engranger des profits malgré la crise. Un an après son élection, ce furent le tournant de la rigueur et le blocage des salaires. Ce furent les premiers grands plans de suppressions d’emplois. Ce fut la réhabilitation de la Bourse, la période des « nouveaux pauvres » et la naissance des « restos du cœur » !

Toute cette politique fut menée avec la complicité du Parti communiste à qui Mitterrand avait offert quatre petits ministères. Dans les ateliers, dans les bureaux, les responsables syndicaux, se faisaient les relais de la politique du gouvernement auprès de leurs camarades.

Bernard Thibault raconta, bien plus tard, comment la CGT cheminots était la courroie de transmission de Fiterman, ministre des transports. « Il nous est arrivé de poser des interdits syndicaux. Interdits au sens où le syndicat refusait d’être le porteur de telle revendication, il ne la prenait pas à son compte et donc on savait que la revendication n’avait aucune chance d’aboutir » .

Ce fut bien plus que des « interdits ». Ce fut une volonté systématique de « ne pas gêner le gouvernement ». Cela dura au moins jusqu’au départ du parti communiste du gouvernement après qu’il eut constaté la perte d’un grand nombre d’électeurs. Mais en fait cela continua pendant les années suivantes.

Il y eut, durant toutes ces années 80, des grèves parfois très dures. Il y eut des grèves contre les premières vagues de licenciements. Le plus souvent les directions syndicales laissèrent les militants locaux se débrouiller seuls. Puis elles leur expliquaient que le maximum avait été obtenu, et qu’il fallait bien reprendre sur la base d’un compromis. C’est ainsi que 2 000 postes furent supprimés avec l’aval du gouvernement Mauroy et du Parti communiste à l’usine automobile Talbot à Poissy en 1983-84.

Il y eut des grèves dans la sidérurgie contre la suppression de dizaines de milliers d’emplois qui mobilisèrent la population de villes entières.

Les syndicats organisèrent des démonstrations de force parfois violentes. A Longwy en Lorraine, ou à Denain dans le Nord, il y eut de véritables batailles rangées entre les travailleurs et la population d’un côté, les forces de l’ordre de l’autre. Les syndicats accompagnèrent la colère des travailleurs mais c’était pour mieux la laisser s’éteindre.

Ils ne cherchèrent jamais à donner à ces luttes défensives un caractère plus général. Aucun ne chercha à entraîner l’ensemble des travailleurs, ni même l’ensemble d’un secteur industriel, pour mettre tout le poids de la classe ouvrière face aux plans de licenciement décidés par les patrons.

Les dirigeants syndicaux soutinrent la nationalisation de la sidérurgie qui permit aux capitalistes, les Wendel ou les Seillière, de se débarrasser d’un secteur plus assez rentable en touchant le jackpot de l’État.

Et ce fut le gouvernement de gauche qui organisa les fermetures d’usines. Ce fut même un dirigeant de la CFDT, Jacques Chérèque, le père de l’actuel secrétaire général, qui organisa concrètement ces fermetures. En 1984, il fut nommé préfet en charge de la reconversion de l’industrie lorraine puis ministre délégué à l’Aménagement du territoire et à la Reconversion du gouvernement Rocard. Ancien secrétaire de la fédération de la sidérurgie de la CFDT, il avait noué de nombreux liens avec le patronat lorrain et montré son efficacité comme pompier social. Chérèque personnifie à lui seul l’intégration des syndicats au sein de l’État !

Des directions syndicales de plus en plus éloignées de leurs bases militantes

Le recul des effectifs syndicaux représente une perte grave pour les travailleurs et pour les militants qui animent les syndicats dans les entreprises. Mais les directions syndicales, elles, n’en ont pas été vraiment affectées. En fait, elles en ont profité pour s’émanciper un peu plus des pressions de leur base militante. Au moment où le patronat menait une guerre plus féroce contre les travailleurs avec la complicité des gouvernements de droite ou de gauche, les dirigeants syndicaux augmentaient leur degré de collaboration avec patrons et gouvernements.

Oh, cette collaboration avait déjà bien progressé depuis l’après-guerre. Mais elle n’a pas cessé de se renforcer depuis cette époque.

Un levier de cette intégration est le financement des syndicats. Le seul financement qui garantit l’indépendance des syndicats, ce sont les cotisations des adhérents. Or, selon un rapport de 2006, les cotisations ne représentent que 34% du budget confédéral de la CGT et 50% de celui de la CFDT. La tendance des confédérations à s’émanciper financièrement du contrôle des syndiqués est un signe des temps.

Le même rapport énumère la myriade de moyens de financement des organisations syndicales à travers les « missions d’intérêt général qu’elles accomplissent en participant à la gestion des organismes paritaires, comme les divers organismes de sécurité sociale et les organismes collecteurs des fonds de la formation professionnelle » .

Ce poste de la formation professionnelle n’a cessé d’augmenter depuis vingt ans, au fil des réformes législatives. Il rapporte un cinquième des ressources totales de la CFTC !

Il y a belle lurette que les gros Comités d’entreprises servent de financement indirect, par la rémunération de permanents, les commandes à des coopératives liées aux syndicats, etc. Les mises à disposition de permanents ou les décharges syndicales par les grandes entreprises publiques ou à statut comme la SNCF ou EDF sont une autre source. Elles représentaient plusieurs dizaines de milliers de postes à temps plein en 2006 .

Il y a encore la participation aux Conseils économiques et sociaux, national ou régionaux, où le tiers des postes de conseillers est réservé aux syndicats. Cette assemblée est supposée réfléchir à la politique économique du pays. Les conseillers syndicaux reversant tout ou partie de leur indemnités, cette participation est un moyen de faire vivre les syndicats.

Il n’y a évidemment pas de commune mesure entre les moyens mis à la disposition des syndicats de salariés et le financement par la bourgeoisie de ses hommes politiques et de ses organisations. Le patronat a de multiples ressources pour financer ses propres syndicats. L’épisode de la caisse noire de l’IUMM a révélé comment le grand patronat gardait en permanence plusieurs centaines de millions d’euros en réserve pour « fluidifier les relations sociales » … euphémisme pour ne pas dire entretenir des syndicats maisons, payer des briseurs de grève, faire du lobbying auprès des élus locaux mais aussi corrompre certains représentants du personnel.

Mais le financement des syndicats ouvriers par d’autres moyens que les cotisations a comme conséquence de les rendre de plus en plus indépendants des travailleurs. Pire, ce financement « institutionnel » va directement aux plus hauts étages des syndicats sans contrôle des militants d’entreprises. Ceux qui en auraient le plus besoin, les sections syndicales d’entreprises, les unions locales vers qui se tournent les travailleurs inorganisés des petites entreprises, disposent de moins ne moins d’argent.

Ce financement rend les centrales syndicales dépendantes de leurs participations à tous ces organismes paritaires. Au delà de l’aspect financier, ces organismes sont des lieux d’intégration des dirigeants syndicaux à la société bourgeoise.

Christian Larose, premier vice-président du Conseil économique et social, membre du bureau confédéral de la CGT, était interrogé par le journal le Monde en 2006 sur son rôle au sein de ce conseil. Il expliquait avoir donné des avis « à Guigou, à Aubry et à Fillon, lequel a d’ailleurs demandé ma légion d’honneur ». Parlant du « plan de cohésion sociale » de Borloo alors ministre du Travail de Villepin, Larose disait au Monde : « Quand Borloo m’a invité à bouffer au ministère, je lui ai dit que dans son plan, il y avait à boire et à manger et il a rectifié quelques points. Ici [au CES], j’ai le sentiment de faire avancer les choses sur de vrais sujets… » .

Voilà l’aboutissement d’années de participation « aux lieux de concertation et de négociation »…

Le « recentrage » de la CFDT

La CFDT est la première organisation à avoir résolument changé de langage. Dès 1979, Edmond Maire décidait de « recentrer » la CFDT sur le syndicalisme et prônait l’indépendance vis-à-vis des partis politiques, surtout du PS. Cela ne l’a pas empêché, si on en croit son propre témoignage, d’être allé rencontrer Mitterrand la veille de son investiture, pour lui demander… d’être raisonnable : « Ne prenez pas des mesures créant une inflation insurmontable. Limitez la hausse du Smic à 10% » .

Lors du congrès de 1988, les dirigeants annoncèrent leur volonté de se débarrasser des « moutons noirs », c’est-à-dire des militants les plus combatifs. C’est dans la foulée de ce congrès que les militants CFDT d’Île-de-France des PTT puis ceux des hôpitaux, qui venaient de participer à la coordination des infirmières, furent démis de leurs mandats. A la suite de cette éviction, la majorité des militants oppositionnels, même ceux dont les positions n’étaient pas menacées, firent le choix de quitter la CFDT pour fonder de nouveaux syndicats, SUD PTT puis SUD santé.

Le même épisode se reproduisit en 1995, à la SNCF cette fois-ci, quand Nicole Notat soutint ouvertement le plan Juppé qui remettait en cause les régimes des retraites des fonctionnaires. C’est largement de ces scissions successives à la CFDT que sont nés les syndicats SUD.

Disons au passage que si les syndicats SUD ont la réputation d’être plus combatifs et plus démocratiques que les autres confédérations, cela tient d’abord aux conditions de leur naissance : des exclusions successives de militants oppositionnels de la CFDT après des grèves.

Mais si on trouve des militants politisés et combatifs dans les syndicats SUD, on y trouve de tout. Ceux des syndicats SUD qui ont obtenu parfois difficilement leur représentativité, à la SNCF, les hôpitaux, la Poste ou les Télécoms, cherchent à être reconnus comme des interlocuteurs valables par les directions. Ils n’hésitent ni à signer des accords ni à défendre en priorité leurs intérêts d’appareils. De ce point de vue, ils ne diffèrent pas des autres syndicats.

Le « recentrage » de la CFDT, c’est-à-dire l’éviction ou le départ volontaire des militants les plus combatifs et son alignement derrière les plans gouvernementaux a provoqué un affaiblissement dans plusieurs fédérations. Son ralliement en 2003 à la réforme Fillon sur les retraites, en plein milieu de la grève, lui aurait fait perdre, selon ses propres déclarations, 10 % de ses effectifs, entre 45 et 60 000 adhérents.

Mais à chaque fois, ce n’est pas l’intérêt des travailleurs et des militants qui a guidé les choix des dirigeants mais exclusivement celui de leur appareil. Cette politique a permis à la CFDT d’être reconnue comme une interlocutrice privilégiée. Son soutien au plan Juppé en 1995 lui a permis de prendre la présidence de la Caisse d’Assurance Maladie et celle de l’UNEDIC qui gère les allocations chômage.

Il n’est pas surprenant que de tels syndicalistes soient accueillis par les hommes de la bourgeoisie. Quand elle a quitté ses fonctions à la tête de la CFDT, Nicole Notat a fondé Vigéo, un cabinet de « notation sociale et environnementale » des entreprises. Conseillée par Pascal Lamy, commissaire européen au Commerce, encouragée par de grands patrons comme Franck Riboud de Danone, aidée activement par Claude Bébéar le patron d’Axa, Nicole Notat a récolté treize millions d’euros auprès de ces patrons pour fonder son entreprise.

Voilà un nouvel exemple d’intégration de dirigeants syndicalistes dans la société bourgeoise.

L’évolution de la CGT : du stalinisme à l’apolitisme… c’est-à-dire l’alignement derrière une politique bourgeoise

La CGT, de son côté, a connu une évolution similaire encore plus spectaculaire du fait de son passé. Disons tout de suite que ce « recentrage » de la CGT ne s’est pas fait sans la résistance des plus combatifs de ses militants. Résistance qui s’est assez peu exprimée dans les congrès de la confédération mais bien plus dans la pratique militante des équipes de telle ou telle entreprise confrontées aux réalités de la lutte de classe.

Pour autant, depuis plus de quinze ans, la direction de la CGT a cherché méthodiquement à rompre avec l’image de syndicat radical et hostile aux compromis, de « courroie de transmission » du Parti communiste. Congrès après congrès, la CGT a tenté de se forger l’image d’un syndicat « de proposition et de concertation ».

Cette évolution a d’abord été rendue possible par l’affaiblissement du PC, lui-même consécutif à sa déconsidération lors de ses passages au gouvernement et à la chute des régimes staliniens des pays de l’Est. Nombre de militants du PC, démoralisés par l’union de la gauche, sans perspective politique plus générale, se sont repliés sur la seule activité syndicale. La baisse du crédit politique du PC a renforcé, au sein de la direction de la CGT, tous ceux qui défendaient exclusivement les intérêts de l’appareil du syndicat.

La CGT n’a cessé de prendre ses distances avec le PCF. En 1996, Louis Viannet quittait le bureau national de ce parti. En 2001, Bernard Thibault se retira du conseil national. Pour marquer cette prise de distance, il refusa que la CGT s’associe à des manifestations initiées par le PCF. Il déclarait alors « qu’aucune organisation syndicale (…) n’est et ne sera jamais une composante d’une majorité gouvernementale (...) L’indépendance exclut toute attitude de soutien ou de co-élaboration d’un projet politique quel qu’il soit ». Cet apolitisme affiché n’empêcha pas Thibault d’être reçu triomphalement en mai 2003 au congrès… du PS !

Au congrès de Montreuil en 1995, en pleine grève contre le plan Juppé, la CGT décidait de faire disparaître de ses statuts les références à la socialisation des moyens de production et d’abandonner l’objectif de l’abolition du salariat, qui figurait dans ses textes.

Cela n’était pas anecdotique. Même s’il y avait belle lurette que la CGT ne cherchait plus à renverser le capitalisme, elle continuait à transmettre, à travers ses stages par exemple, l’idée que le capitalisme est un système économique absurde et néfaste. Renoncer à l’abolition du salariat revient à reconnaître que le capitalisme n’a pas d’alternative.

Dans les publications de la CGT, le langage et les références marxistes, même revues et corrigées par le stalinisme, ont disparu. Selon la mode idéologique en vigueur dans les milieux de la gauche voire l’extrême gauche, ils ont été remplacés par le jargon de l’altermondialisme, « l’ultralibéralisme » devenant responsable de tous les maux.

Selon le livre « Le syndicalisme à mots découverts », le mot « classe » est apparu pour la dernière fois en 1999 dans une résolution d’un congrès de la CGT. Le mot « travailleur » apparaissait 2 000 fois en 1972, 400 fois en 1978 et seulement 3 fois en 2003 ! « Ouvriers » et « travailleurs » sont devenus des « salariés ». C’est bien plus politiquement correct !

Dans une société de classe, si les travailleurs ne défendent pas ouvertement leur propre perspective politique, leurs propres solutions face à tous les problèmes sociaux ou sociétaux, ce sont la bourgeoisie et ses multiples idéologues qui le font. L’apolitisme revient finalement à s’aligner derrière la politique de la bourgeoisie.

Au congrès de Strasbourg en 1999, Bernard Thibault affirma que les militants de la CGT « sont aussi capables de prendre leur stylo pour signer des accords avec le patronat ». Il fustigea « notre syndicalisme qui reste marqué par notre tendance à privilégier la dénonciation des aspects négatifs (…) plutôt qu’à rechercher par quelles propositions et contre-propositions les salariés pourront se sentir encouragés à se mobiliser. » C’est ce qu’il appelait un « syndicalisme de conquêtes sociales ».

Parmi les idées répétées ces dernières années par les dirigeants de la CGT, il y a celle que le syndicat n’aurait pas de position de principe à défendre et qu’il devrait simplement s’aligner sur les demandes de la majorité des salariés. C’est ainsi que Thibault déclarait en 2007 : « il ne faut pas rechigner systématiquement à user du stylo quand il est probable ou patent que les salariés le souhaitent. Il faut faire voler en éclat le mythe de l’avant garde éclairée. ».

Cette démarche qui consiste à s’aligner sur l’opinion majoritaire des salariés est lourde de dangers. Avec le chômage qui pèse sur les épaules des travailleurs, le patronat exerce purement et simplement un chantage à l’emploi et dicte ses conditions. Dans un nombre croissant d’entreprises, il cherche à obtenir un allongement des horaires ou la suppression de jours de RTT sous le prétexte de sauver des emplois.

Devant ce chantage et sous la pression de salariés inquiets, nombre de syndicats organisent des consultations, dans lesquelles ouvriers, employés ou cadres votent de la même façon et qui semblent démocratiques, pour justifier de signer un accord.

Le rôle du syndicat serait au contraire de dénoncer ce chantage. Il devrait tenter de convaincre une majorité de travailleurs de s’opposer aux plans du patron. Pour entraîner les hésitants, il devrait s’appuyer sur ceux qui résistent même s’ils sont minoritaires, sur ceux qui sont lucides et savent que céder au chantage n’empêche jamais un patron de fermer une usine quand il le décide. Et même complètement isolés, les militants syndicaux doivent continuer d’affirmer qu’il ne faut pas céder au chantage, que quoi qu’acceptent les travailleurs, les patrons exigeront de nouvelles concessions. Ils doivent garder levés un drapeau, un programme et des perspectives de lutte.

C’est fort heureusement cette politique qu’ont menée nombre d’équipes de la CGT confrontées à cette situation, comme l’actualité récente l’a montré. Mais en proclamant vouloir « faire voler en éclat le mythe de l’avant-garde éclairée », les dirigeants de la confédération renoncent à offrir cette boussole, cette perspective de classe en toutes circonstances aux syndiqués et aux travailleurs.

Avec la co-gestion et la participation, la direction de la CGT réclame de nouveaux postes

Dans la panoplie du syndicaliste « de proposition » on trouve la « co-gestion » tant au niveau des entreprises que des collectivités territoriales. La direction de la CGT reprend ainsi un langage que beaucoup de militants croyaient l’apanage de la CFDT.

Dans un petit livre intitulé qu’est-ce que la CGT ?, Thibault écrit : « La gestion des entreprises a longtemps représenté un tabou pour les syndicats… ». Il ajoutait : « Les représentants des salariés doivent pouvoir intervenir sur les modalités de la création de richesses. Il s’agit d’influer sur les décisions, de contrôler leur exécution, de faire prendre en compte les exigences sociales. ».

Les révolutionnaires que nous sommes pourraient presque signer cette phrase tant nous sommes convaincus que les travailleurs doivent se mêler de la marche de l’économie et contrôler à tous les niveaux les comptes et les décisions des entreprises. Mais on a là un aperçu du talent des dirigeants syndicaux pour cacher leur alignement derrière la bourgeoisie sous des phrases radicales. Car ce que Thibault réclame ici, c’est que les représentants syndicaux dans les comités d’entreprises ou les conseils d’administration convainquent gentiment les actionnaires avec des arguments économiques de bon sens. Thibault quémande au patronat ce que les travailleurs devront leur imposer par la lutte !

Toutes ces résolutions ne sont pas que des mots. C’est une politique, une orientation. Un tract de la CGT Rhône-Alpes appelant à manifester au printemps 2010 « pour le développement industriel et l’emploi » se vantait que la CGT ait mobilisé les salariés et la population depuis des mois et avait « exigé et obtenu du président de la République la tenue d’Etats Généraux de l’Industrie ».

Mobiliser l’énergie de dizaines de milliers de militants pour supplier le patronat de mener une « bonne politique industrielle » sous le patronage de Sarkozy, c’est trahir les intérêts des travailleurs, c’est mépriser et désorienter tous les militants de la CGT qui tentent de faire face aux suppressions d’emplois ou à la fermeture de leur entreprise, en obtenant les moins pires conditions de départ.

Fondamentalement, ce que veulent les dirigeants de la CGT, comme ceux des autres centrales syndicales, c’est obtenir des strapontins dans les divers organismes, pôles de compétitivité et autres, chargés de distribuer au patronat les mannes financières du plan de relance pour en attraper au passage quelques miettes. Ils réclament à l’État la création de nouveaux organismes, comités interentreprises, Observatoires de l’emploi, etc.

Dans cette période de crise de plus en plus profonde où les grands groupes capitalistes se livrent, entre eux, une concurrence acharnée pour dégager la plus grande part de plus-value, où ils imposent à la classe ouvrière une exploitation de plus en plus intense, il n’y a plus de miettes pour les organisations syndicales. Le patronat, même le plus riche, n’a jamais lâché facilement des avancées aux travailleurs ni même aux syndicats. Mais avec la crise, c’est l’État qui ne cède plus rien aux bureaucraties syndicales. Il veut bien qu’elles servent d’avocats des travailleurs, mais il faut qu’ils soient commis d’office !

En effet, du fait de la crise justement, le patronat lui-même s’appuie plus que jamais sur les appareils d’État pour défendre ses intérêts. Non seulement chaque patron aggrave les conditions d’exploitation dans sa propre entreprise, mais de plus en plus la bourgeoisie compte sur les gouvernements pour réduire la fraction des richesses qui revient collectivement à la classe ouvrière, sous forme d’accès aux soins, à l’éducation ou à des retraites décentes, pour la récupérer sous forme de rentes ou de subventions diverses. La bourgeoisie prélève directement dans les caisses de l’État les profits qu’elle ne réussit plus à obtenir à travers la production.

C’est la crise du capitalisme qui explique que tous les gouvernements, de gauche comme de droite, multiplient les contre-réformes pour drainer toujours plus de plus-value des poches du monde du travail vers celles de la bourgeoisie.

Dans ce contexte, faire croire que les gouvernements peuvent imposer au patronat la moindre politique en faveur de l’emploi serait ridicule si cela ne semait pas des illusions.

Les militants syndicaux face aux attaques patronales

L’intégration toujours plus grande des confédérations n’empêche pas les réalités de la lutte de classe d’être tenaces. Pour beaucoup de patrons, un militant syndical - quelle que soit d’ailleurs son étiquette - est d’abord un empêcheur d’exploiter en paix dont il faut se débarrasser par tous les moyens. C’est vrai évidemment dans les petites entreprises ou les myriades de sous-traitants des plus grosses. Mais même dans les grands groupes, dans cette période de crise aiguë où les patrons cherchent à reprendre toutes les petites améliorations concédées par le passé, à intensifier l’exploitation des travailleurs et accessoirement à réduire le nombre de mandats ou d’heures de délégation, les militants syndicaux qui n’acceptent pas de se soumettre sont mis en quarantaine quand ils ne sont pas virés.

La discrimination sur le salaire, le harcèlement, l’isolement, le chantage et même le recours à la violence physique, ne sont pas des pratiques du passé. La criminalisation de la lutte des travailleurs, la poursuite en justice de militants accusés de fautes lourdes, d’outrages, ou de destruction de biens en réunion sont aussi une réalité. Pendant que les directions syndicales font des offres de collaboration avec l’État, le patronat, lui, ne renonce jamais à la politique du bâton.

Si l’exploitation n’a rien de nouveau, elle va en s’aggravant. Et c’est elle qui rend fondamentalement dérisoires la « co-gestion » et le syndicalisme de « proposition et de concertation » à l’échelle des entreprises. C’est elle qui pousse sans cesse des travailleurs à refuser de subir et à rejoindre un syndicat.

Dans un grand nombre de villes ou d’entreprises, il y a des équipes militantes combatives, attachées à la lutte de classe, parfois autour de militants du Parti communiste, parfois autour de militants révolutionnaires ou simplement de militants lucides sur les réalités de la lutte de classe et pas prêts à transiger.

A l’échelle locale, des militants tentent d’organiser, avec peu de moyens, les travailleurs des zones industrielles, des entreprises du commerce, des employés du ménage ou de la restauration, isolés face à des patrons aux comportements de voyous. L’abnégation et la persévérance de ces militants, dans les entreprises comme dans les unions locales, permettent aux travailleurs de résister aux attaques patronales.

Et ce qui est criminel dans la politique des directions syndicales c’est qu’elles laissent ces militants livrés à eux-mêmes. La majorité d’entre eux ne trouvent pas auprès des confédérations, l’expérience, la solidarité ou la formation qui leur permettraient d’affronter les mille et une ruses des patrons. Et cela facilite le découragement quand ce n’est pas la corruption ou l’utilisation des mandats syndicaux pour la défense exclusive des intérêts personnels d’un délégué.

Les directions syndicales se désintéressent de cette lutte moléculaire des travailleurs quand elles ne l’entravent pas carrément. Les confédérations CGT et CFDT ont par exemple signé avec le MEDEF un texte commun, transformé en loi en 2008, qui reconnaît comme représentatifs les seuls syndicats qui dépassent 10% des voix dans les élections au comité d’entreprise. Étant les plus implantées, cette nouvelle loi va les renforcer au détriment des boutiques concurrentes.

Mais un volet de cette loi va rendre beaucoup plus difficile l’implantation d’un syndicat. Désormais les organisations ne pourront plus nommer un « délégué syndical » dans une entreprise où elles n’existent pas mais seulement un « représentant de section syndicale ». Pour être confirmé comme représentant, le militant devra obtenir personnellement plus de 10% des voix. Le syndicat ne sera reconnu qu’après avoir présenté des candidats aux élections de délégués et avoir obtenu au moins 10 %. Tout cela représente une barrière parfois difficile à franchir dans des entreprises où règne l’arbitraire patronal. Et si le représentant syndical est dans le collège technicien ou cadre, cette barrière peut être insurmontable.

Cette loi favorise la CGT ou la CFDT en tant que confédérations mais elle va se retourner contre les syndicats d’entreprises. Elle contribue à émanciper un peu plus les appareils confédéraux du contrôle par les syndiqués. Elle vient après d’autres lois réduisant le contrôle des travailleurs sur les délégués, comme celle, particulièrement néfaste, qui a porté progressivement depuis 1993 de un à quatre ans la durée du mandat de délégué.

Militer dans les syndicats

Pour autant, la politique des directions syndicales ne doit pas décourager les révolutionnaires de militer dans les rangs syndicaux. Nous nous battons aux côtés de notre classe, dans ses combats quotidiens contre l’exploitation, les petits comme les grands. Nous sommes aux côtés de tous les militants qui se démènent pour organiser la résistance de leurs camarades de travail.

Il nous faut gagner la confiance du maximum de travailleurs, les politiser, leur apprendre à décider eux-mêmes de leurs affaires. Et dans l’état actuel de la conscience des travailleurs, gagner cette confiance sans participer à la vie des syndicats, sans les animer, serait bien difficile. Le recul des forces militantes est aujourd’hui tel que les militants révolutionnaires sont de plus en plus amenés à faire vivre, voire à construire eux-mêmes des syndicats ou des sections syndicales.

Bien sûr, la tâche vitale de l’heure reste de reconstruire un parti révolutionnaire. Sans ce parti, l’activité syndicale reste limitée au terrain juridique ou à celui de l’entraide sociale, c’est-à-dire qu’elle reste sur le terrain de la bourgeoisie.

Mais construire un parti communiste révolutionnaire, c’est-à-dire une direction politique pour permettre aux travailleurs de renverser le pouvoir de la bourgeoisie, présuppose d’être liés aux travailleurs dans tous leurs combats, les petits comme les plus grands. Cela passe aussi par un travail au sein des syndicats, même dirigés par des bureaucraties.

Ce fut un fil conducteur des militants socialistes ou communistes tout au long de l’histoire du mouvement ouvrier. Comme l’écrivait Trotsky en 1938 dans le programme de transition les révolutionnaires « se trouvent aux premiers rangs de toutes les formes de lutte, même là où il s’agit seulement des intérêts matériels ou des droits démocratiques les plus modestes de la classe ouvrière. Ils prennent une part active à la vie des syndicats de masse, se préoccupant de les renforcer et d’accroître leur esprit de lutte » tout en « luttant implacablement contre toutes les tentatives de les soumettre à l’État bourgeois ».

Dans Les syndicats à l’époque de la décadence impérialiste, écrit deux ans plus tard, après avoir décrit la subordination des syndicats aux Etats, Trotsky concluait « le travail des révolutionnaires au sein des syndicats n’a non seulement rien perdu de son importance, mais reste comme auparavant et devient même dans un sens révolutionnaire. L’enjeu de ce travail reste essentiellement la lutte pour influencer la classe ouvrière. »

Les grandes grèves avec occupation des années trente, la politisation accélérée des masses, avaient montré une nouvelle fois que les syndicats, même les plus bureaucratiques, pouvaient voir affluer dans leurs rangs des millions de travailleurs radicalisésAujourd’hui, avec l’émiettement du paysage syndical et le reflux du nombre de syndiqués, bien peu de syndicats sont des organisations « de masse ». Malgré tout la CGT reste le syndicat qui influence de loin le plus de travailleurs. Les mobilisations actuelles le montrent une nouvelle fois. En dépit des efforts entêtés de ses dirigeants, elle conserve la réputation d’un syndicat plus dur que les autres et cela se reflète dans le type de travailleurs qu’elle attire.

C’est pourquoi, même si, selon les circonstances et au fil des tribulations infligées par les bureaucrates, les révolutionnaires sont amenés à militer dans tous les syndicats, c’est dans les rangs de la CGT que leur travail pour « renforcer et accroître l’esprit de lutte » des syndicats est le plus important.

Militer dans un syndicat c’est apprendre aux travailleurs, aux syndiqués, à diriger eux-mêmes leurs propres luttes tout en luttant au jour le jour contre l’exploitation. Les révolutionnaires doivent impulser systématiquement des assemblées générales de grévistes. Même quand ils animent eux-mêmes le syndicat, ils doivent chercher à mettre en place, dès que possible, des comités de grève ou de lutte, qui soient le plus dynamiques et le plus représentatifs possibles. Une grève entraîne bien plus de travailleurs que ceux habituellement influencés par les syndicats et chaque gréviste doit pouvoir participer lui-même à sa direction.

Aujourd’hui, le monde du travail en est à se défendre pied à pied contre les attaques patronales et gouvernementales. Pour organiser cette défense, un syndicat animé par des militants combatifs et soucieux des intérêts des travailleurs pourrait être un instrument efficace. On voit même que les confédérations sont capables de mobiliser des millions de travailleurs contre une réforme. Mais pour reprendre les mots du Programme de Transition « le syndicat n’est pas une fin en soi mais seulement un des moyens de la marche de la révolution prolétarienne ».

En effet, pour mettre un terme à l’exploitation, il ne suffira pas d’une lutte radicale contre tel plan de licenciement ni d’une grève générale contre la réforme des retraites. Il faudra changer radicalement la société, c’est-à-dire contester à la bourgeoisie son pouvoir. Cela ne pourra se faire qu’à travers un tremblement social profond. Transformer la société bourgeoise nécessite la prise de conscience et l’entrée en lutte de la quasi totalité du prolétariat. Une telle radicalisation peut venir sans prévenir. Elle peut se traduire par un afflux vers les syndicats ou prendre de tout autres formes.

Dans une telle période, des couches de travailleurs restés en dehors des syndicats, n’ayant sans doute jamais participé à la moindre grève, entrent en lutte. Le passé du mouvement ouvrier montre que les travailleurs en éveil peuvent inventer une multitude d’organisations, comités de grève, de ravitaillement, d’usine, conseils d’ouvriers ou tout autres organismes bien plus larges que les syndicats.

Et tout le passé montre aussi que les directions syndicales feront tout pour freiner la révolte des masses, la canaliser ou l’entraîner sur une voie de garage. Si la poussée des masses est profonde, la bourgeoisie est capable de confier son pouvoir aux bureaucrates syndicaux comme elle le confie périodiquement aux partis socialistes pour faire avaler les sacrifices. Trotsky pouvait constater en 1938 « en temps de guerre ou de révolution quand la situation de la bourgeoisie devient particulièrement difficile, les dirigeants syndicaux deviennent ordinairement des ministres bourgeois ».

C’est précisément pour faire face à une telle période que l’existence d’un parti révolutionnaire est vitale. Les travailleurs se heurteront inéluctablement aux bureaucraties syndicales avant de se heurter à la bourgeoisie elle-même et à son appareil répressif. Le rôle d’un parti révolutionnaire est d’offrir une politique aux plus conscients des travailleurs pour déjouer ces pièges, démasquer les faux amis, affronter les vrais ennemis, transformer les organes démocratiques de lutte en organes de pouvoir du prolétariat, en embryons de l’État ouvrier.

Construire ce parti, former des militants ayant la confiance du plus grand nombre de travailleurs à travers la lutte quotidienne contre l’exploitation, à l’intérieur des syndicats ou en dehors quand les tempêtes sociales les dépassent, voilà le programme des révolutionnaires.

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